La fonction royale

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Comme il y a des fils de famille insoucieux de la ruine du patrimoine, l'on n'est pas sans trouver d'insensés fils de rois qui se détachent de l'héritage de leurs aïeux. Mais c'est un cas exceptionnel, qui fait le scandale ou l'étonnement de l'histoire.

 

Louis XV a été le plus blâmé de tous les princes, passant pour avoir dit : «  après moi le déluge  », ou pour ne pas s'être soucié que le café de la France «  fichât le camp  ». Mais, en dépit des manuels civiques et des prédications morales, l'opinion courante et les moeurs réelles, les moeurs vivantes flétrissent fort peu certain successeur de Louis XV, notre Citoyen-Souverain, quand il oublie de voter ou d'opiner en matière politique.

 

Car l'on exige du Prince ce dont on ne sait qu'un gré assez faible au citoyen. Pourquoi  ?; Parce que l'on sent la vérité : le citoyen n'exerce la fonction souveraine que par emprunt, raccroc et accident fortuit, ou parce qu'il y trouve un profit indécent; le Prince y est destiné et retenu par la voix d'un intérêt naturel qui est son intérêt vital : ce «  bien public  », disait fièrement Louis XIV, «  pour qui seul nous sommes nés  ». Plus roi encore que grand roi, Louis XIV disait ainsi ce qu'il était et ce que ses contemporains le voyaient être.

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C'est pourquoi le rêveur très observateur La Fontaine, faisant la psychologie de son roi, situe la faculté économico- politique dans les parages naturels de la plus profonde vie des sens et du coeur :

 

Il n'est pour voir que l'œil du maître,

 

Quant à moi j'y mettrais aussi l'œil de l'amant.

 

Amour et intérêt ne font qu'un ici. L'intérêt s'identifie à l'amour de soi en ce qui touche aux biens sacrés dont un roi est le maître : la vie ou la mort de tant d'hommes en dépendent qu'il n'y a guère d'égoïsme, qu'il y a même de l'altruisme à aimer cette magistrature jusqu'à la passion.

 

La compétence propre de la fonction royale est de l'ordre du sentiment. C'est une branche de la capacité de voir, de toucher, de juger. «  S'il a quelque besoin  », dit encore notre Fabuliste, «  tout le corps s'en ressent  ». Et aussi, à l'inverse, c'est le besoin de tout le corps qu'il a fonction de ressentir. Il se trouve pressé de recourir aux remèdes avant que le reste du pays s'avise du mal. Là où le myriapode démocratique n'éprouve rien, il a conscience des problèmes et des blessures, il a volonté, désir et besoin d'en appeler aux compétences pour résoudre les uns ou guérir les autres. Sa charge est de savoir quand il faut crier d'abord au secours.

 

Ainsi le mode de gouvernement qui, à première vue, semble exposer le peuple au hasard d'un règne incapable est le seul qui l'en exempte en général... Après nous être refusés à poser de façon directe l'insoluble problème de la capacité du souverain, nous l'avons résolu en faisant ce détour. Au lieu d'une personne, nous avons recherché une position : la position unique d'où le commandement est le plus ou le mieux subordonné au bien public. Le monarque héréditaire n'a pas science infuse des hommes et des choses, ni sens infus de l'art du gouvernement : il est le mieux placé pour s'entourer des hommes qui possèdent la science ou la connaissance. Mais déjà il n'est point mal placé du tout pour recevoir de la nature ou pour obtenir de son entourage quelques-uns de ces dons précieux.

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Car, pour saisir la monarchie héréditaire dans son essentiel, nous l'avons dépouillée de l'ample végétation des conséquences naturelles dont la charge et la pare un règne historique effectif : le même scrupule de méthode nous a fait commencer par la placer dans les conditions les moins propices. Nous avons écarté par hypothèse le cas de la haute valeur moyenne des princes. Ou nous avons admis que des princes de valeur moyenne n'ont été élevés au-dessus d'eux-mêmes que par la force de l'oeuvre à laquelle ils étaient appliqués.

 

Cependant l'histoire parle souvent, beaucoup, des talents et des vertus de leurs personnes. Les princes éminents ne sont pas rares, et ceux dont une opinion frivole augurait le plus mal ont causé des surprises à leurs contemporains. Rappelons-nous ce qui était dit du prince de Galles au lendemain de son avènement : ce n'était qu'un noceur  ! Sur le trône, il se révéla le grand politique Édouard VII. Rappelons-nous la série des trois rois «  constitutionnels  » de Belgique. Ces prétendus rois de carton ont donné à leur pays un Empire et ont changé la face des affaires de l'Europe.

 

Chez nous, où l'opinion pervertie obligeait à plus de prudence critique, nous avons affecté de nous montrer modestes sur l'esprit des rois fondateurs et, acceptant, pour abréger, les vues d'une historiole officielle aussi ignorante qu'hostile, nous disions avec Frédéric Amouretti : «  Citoyens, on vous a raconté que nos rois étaient des monstres : il y eut parmi eux, c'est vrai, des hommes faibles, peu intelligents, plusieurs médiocres, débauchés, et peut-être deux ou trois méchants. Il y en eut peu qui fussent des hommes remarquables, la plupart furent des hommes d'intelligence moyenne et consciencieux. Regardez leur oeuvre : c'est la France.  »

 

Cependant, ajoutait Auguste Longnon, quelle admirable tige, quelle suite étonnante de talents, de capacités, de vertus que nos premiers Capétiens de Hugues le Grand à Saint-Louis  ! Cela fait quatre siècles où la continuité du talent et du caractère ne cesse pour ainsi dire pas.

 

En eux, l'honnêteté autant que la valeur, tranchant sur le spectacle des dynasties voisines, explique le respect du monde et la fidélité immortelle de leur nation  !

 

Un peu plus tard, un écrivain d'esprit très libre, M. Gabriel Boissy, qu'un bon hasard avait conduit à l'examen de l'oeuvre écrite de nos rois, en sortait tout émerveillé d'une semblable succession de mérites puissants, jusque chez les plus décriés. Il conseillait de reprendre le procès de Louis XV (que Claude Saint-André a repris en effet), il revisait lui-même la cause de Louis XVIII.

 

Pendant ce temps, notre Louis-Philippe trouvait enfin de justes juges.

 

Il n'était pas jusqu'à ce malheureux Louis XVI, restaurateur de la marine et des colonies, libérateur de l'Amérique, en qui Pierre Gaxotte n'ait reconnu un esprit politique au moins comparable à celui des malfaiteurs qui l'ont massacré.

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Le duc Albert de Broglie aimait à raconter une anecdote qui fut recueillie par M. de Claye, directeur du Moniteur universel : «  Un jour, en 1791, Mme Roland vit entrer chez elle son mari qui sortait du premier Conseil auquel il eût assisté comme ministre.

 

On s'était occupé d'un différend diplomatique avec l'Autriche; comme aucun ministre n'y entendait goutte, le roi Louis XVI leur avait expliqué le point en litige. Toujours naïf, Roland s'étonnait d'avoir trouvé dans le roi, au lieu d'un être «  abruti par l'exercice du pouvoir absolu  », un homme, un Français mieux au courant des intérêts de la France que ses ministres d'aventure, adeptes du «  Contrat Social  » : - Grand sot, lui dit familièrement Mme Roland, si, dans SA SITUATION, il n'en savait pas plus long que vous tous ensemble sur de tels sujets, il serait le dernier des imbéciles.  » Cela aide à comprendre comment le métier de roi a été exercé, tantôt le mieux possible, et tantôt le moins mal, par les gens qui y étaient nés.

 

Un métier qu'ils avaient appris. Bien rares ont été ceux qui ne firent qu'un saut du berceau au trône. Si le hasard de la naissance semble mettre la couronne à la loterie (ni plus ni moins que le hasard de l'élection) une préparation peut être donnée à l'héritier par l'éducation : est-ce que l'électeur la reçoit  ?;

 

Et l'héritier apporte, sans avoir à l'apprendre, une connaissance expresse ou diffuse, une information traditionnelle reçue des ambiances de la famille royale.

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La royauté ou le commandement au royaume se transmet comme une autre propriété.

 

L'ancêtre a créé, fondé. Le descendant succède. Le premier a travaillé à rassembler la terre française. Le second travaille à la maintenir. La royauté est donc propriété comme les autres, elle a eu des créateurs, ces créateurs ont eu des héritiers; sa transmission régulière par voie d'hérédité, constitutive d'une tradition est, en elle-même, si salutaire, si favorable à l'ordre intérieur et à la puissance extérieure de la nation que l'objection contre l'hérédité royale devient une raison en sa faveur : nous désirons le retour à cette royauté-là, à l'exclusion de toute autre forme de monarchie.

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Pour ce qui est des actes religieux ou civils qui, à l'origine, ont, non pas créé, mais reconnu et consacré l'autorité de nos rois, ils ont une importance qui peut varier avec chacun d'eux; le sacre a la valeur qui s'attache aux actes de la religion catholique; ou encore l'association au trône du fils aîné du Roi chez les premiers Capétiens, sont des moyens heureux, dont l'usage peut être répété (ou varié) selon le temps, dans la mesure où ils peuvent affermir et consolider la continuité du pouvoir royal héréditaire, c'est-à-dire le bien public et le salut public. Il faut distinguer avec soin ces modes passagers et variables d'avec le principe générateur que nous avons dégagé : ce principe seul ne change point.

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La Royauté française sera le chef-d'oeuvre de la réflexion nationale.

 

En sera-t-elle moins oeuvre d'instinct et de passion  ?; Prenons garde que les moteurs de la réflexion politique de la France contemporaine, à son degré le plus abstrait, sont les deux passions les plus fortes qui puissent toucher une foule : la volonté de vivre et la peur de mourir.

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Les plus parlementaires des rois modernes ont tendu, au moins indirectement, à demeurer les maîtres de deux grands organes d'État, la diplomatie d'une part, et, d'autre part, les armées de terre et de mer. Donc, si l'on veut définir le type dans lequel se concentre la royauté moderne, il faut noter que c'est celui où domine la tâche militaire et diplomatique.

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L'autorité souveraine est du même ordre que la vertu ou le génie ou la beauté. Elle n'est pas artificielle. La plus grande folie de la démocratie est d'avoir voulu fabriquer des autorités révoltées contre celles que produit la nature. Entre autorités élues, il est trop facile de se répondre, comme fit, dans le dialogue apocryphe, le comte Adalbert au premier Capétien : - Qui t'a fait comte  ?; - Qui t'a fait roi  ?; Débat juridique insoluble. Quand il est engagé, l'ennemi a beau jeu  !

 

C'est parce que ce débat ne s'est pas engagé parmi nous, depuis 987 jusqu'en 1789, que l'histoire de France avança d'un mouvement si pur et si beau. C'est, au contraire, parce qu'il s'est répété sans cesse en Allemagne, où la souveraineté était élective, c'est-à-dire livrée au conflit des volontés, que l'histoire allemande fut une longue et misérable suite de divisions. C'est, enfin, parce que la même question se repose chez nous depuis cent vingt ans que nous possédons un État politique caractérisé par la rébellion, la compétition, l'anarchie. Les plus savants artifices humains n'ont jamais remplacé l'autorité née...

 

Les Français du Xe siècle s'étaient rangés autour de la race qui, depuis cent années et plus, les avaient toujours défendus efficacement. D'où venait cette race, de quel ciel était-elle tombée sur le pays  ?; Saxons immigrés  ?; Seigneurs paysans autochtones  ?; Descendants de petits bourgeois parisiens  ?; L'érudition en discute. On ne discute pas l'autorité acquise peu à peu par leur puissance heureuse ni le bienfait de leur dynastie ni son bonheur constant. Elle exprime depuis des siècles un pouvoir de protection et de relèvement, elle figure tout ce que le coeur et l'esprit des hommes, isolés ou réunis, attend, espère et croit d'une autorité véritable. Ce souvenir diffus fait comprendre comment notre instinct national, toutes les fois qu'il fut libéré et purifié par des circonstances critiques, a parlé constamment en faveur de la royauté.

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Il n'y a pas de droit divin particulier à la royauté. Pour quiconque croit en Dieu, tous les droits sont divins. Les droits propres de la royauté sont des droits historiques.

 

Mais, moderne ou antique, toute idée du droit est divine.

 

Que l'on ait foi au droit du Sénat romain, à celui du roi de France ou du peuple français, ce droit suppose, pour qui y croit, une marque sacrée, un caractère absolu, lequel ne peut venir que de la divinité quelle qu'elle soit. Auguste Comte l'avait bien vu: pratiquement et par horreur du métaphysique en tout, il rayait le mot Droit de son vocabulaire. Les fondateurs de la démocratie moderne, protestants comme Rousseau ou catholiques comme Lamennais, confirment la règle; leur droit du peuple est un droit divin.

 

Ainsi sont divins tous les droits, non seulement le droit du chef politique ( populaire ou collectif, unique ou héréditaire), mais le droit du père sur sa famille, du propriétaire sur son bien, du marchand sur sa marchandise, du travailleur sur son travail. Ne parlons pas de droit, ou comprenons que la garantie théologique y est impliquée.

 

La propriété du pouvoir ressemble aux autres propriétés justes, elle sort du travail, du travail fait, «  bien  » fait. La force toute nue peut s'appliquer au bien et au mal, à la construction et à la destruction. Quand elle a fait le bien, quand elle a construit, elle en a le mérite, elle en a le prestige et la gloire, elle en a aussi le produit qui s'appelle l'autorité.

 

Lorsque le pouvoir est vacant, c'est, comme disait Jeanne d'Arc, grande pitié sur le royaume  ! Et c'est grande misère. Prendre le pouvoir en ce cas, quand on en a la force, c'est tout simplement un acte de charité ou d'humanité. Un peuple a besoin de chef comme un homme a besoin de pain. Non seulement, en telle hypothèse, se rétablit le droit du premier occupant, mais il y a devoir rigoureux, obligation stricte pour celui qui peut occuper.

 

... Quand les citoyens sont menacés par l'ennemi, il faut les commander si l'on peut le faire. Quand le désordre est dans la rue, il faut y ramener de l'ordre si l'on en a les moyens. Imaginez l'une ou l'autre situation, continuée et aggravée, l'incapacité des pouvoirs nominaux, la croissance des pouvoirs réels et vous aurez le mécanisme de la translation dynamique.

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Que le roi fût le premier grand serviteur de l'État, Bossuet le disait à Louis XIV et Louis XVI le répétait à son propre fils.

 

Qu'un monarque se maintienne seulement par le droit de naissance, cela c'est peut-être vu, mais dans l'île de Robinson, avant que Vendredi lui composât une cour.

 

Le maître le plus dur doit s'accommoder d'un certain assentiment de l'esclave, et l'esclave le plus soumis introduit quelque part de sa volonté dans l'économie de sa servitude.

 

Si cela représente un régime «  plus ou moins constitutionnel ou libéral  », on en retrouvera tout autant dans le gouvernement d'Abdul Hamid et dans celui de Xerxès.

 

Pour revenir aux rois de France, qui sont un peu antérieurs à «  l'esprit de la Révolution française  », il suffit de relire le rituel de leur Sacre: on se rendra compte de la part d'adhésion et d'assentiment impliquée dans la reconnaissance du prince, qui se fait par «  acclamation  ».

 

Et cela ne ressemblait en rien à la chose que nous appelons l'élection, au choix arbitraire et falot de la souveraine volonté populaire, bien que le verbe eligere, en toutes lettres, y fût.

 

Le possesseur de la couronne héréditaire en est aussi le serf, il y est attaché comme à une glèbe sublime qu'il lui faut labourer pour vivre et pour durer.

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