La propriété du pouvoir
La monarchie héréditaire nationalise le pouvoir, parce qu'elle l'arrache :
aux compétitions des Partis,
aux manoeuvres de l'Or,
aux prises de l'Étranger.
Mais a-t-on pris garde à ceci ?; Ce genre de pouvoir est peut-être celui qui excite le moins les petites passions de l'envie et devant lequel il est plus facile à l'homme de s'incliner !
L'ambition couronnée suscite des émules, le talent se jalouse, le mérite s'envie et il en va de même du bonheur quand il est attaché aux dons personnels. En 1813, lorsque l'esprit public français se préoccupait du successeur possible de Bonaparte, Bruno de Boisgelin, qui devait être un assez joli fat, joignait quelque bon sens à son impertinence quand il donnait sa petite leçon de monarchie à Mme de Coigny : « Sur ce trône, au lieu d'un soldat turbulent et d'un homme de mérite aux pieds duquel notre nation, idolâtre des qualités personnelles, se porterait, je demande qu'on y place le gros Monsieur (Louis XVIII) puis M. le comte d'Artois (Charles X), enfin ses enfants et tous ceux de sa race par rang de primogéniture : attendu que je ne connais rien qui prête moins à l'enthousiasme et qui ressemble plus à l'ordre numérique que l'ordre de naissance et commande davantage le respect pour les lois, que l'amour pour le monarque finit toujours par ébranler. »
Le doctrinaire Bruno de Boisgelin exagère !
Il y a juste enthousiasme du droit royal, mais c'est une passion sereine, et qui ressemble à la vertu : celui qui l'éprouve a conscience de servir un ordre qu'il n'a pas fait. La juste admiration des personnes royales n'engage pas à l'idolâtrie dans laquelle le culte d'un César jette ses séides, qu'il se soit fait lui-même ou qu'ils l'aient fabriqué. Le sujet qui adresse son hommage à son Roi salue le représentant-né de l'histoire de la nation, et ce sentiment est « républicain » dirait La Bruyère, il n'est pas césarien.
Un si noble respect imposé par des services séculaires antérieurs à la naissance du sujet comme du maître, ne demande à l'amour-propre qu'un minimum de sacrifices.
L'héritier du trône y est parce qu'il y est; son droit qui consiste en ce qu'il s'est donné la peine de naître, dispense les sujets de poser la question des valeurs et de comparer leur mérite au sien. Il n'y a pas entre eux de commune mesure. Si personnel soit-il, ce pouvoir est impersonnel dans sa source. Le roi n'est pas un concurrent, il est mis hors concours, non par lui-même, mais par le sort : il n'a rien fait pour régner, la raison du règne lui est extérieure, elle résulte tout entière de ce qu'il vaut infiniment mieux pour tous QU'IL EN SOIT AINSI.
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En effet, le grand point est là : ce qui importe à nous sujets, à nous gouvernés, n'est pas du tout qu'en un moment donné (qui peut être suivi de moments contraires) la souveraineté appartienne au plus digne, au meilleur ni absolument ni relativement; ce qui nous importe n'est pas, non plus, que le souverain cumule en sa personne la plus grande somme d'intelligence, de culture ou de vertu, bien que vertu, culture, intelligence, soient nécessaires et précieuses pour remplir sa dure fonction :
l'important pour le royaume, pour les sujets, pour nous, c'est qu'il soit étroitement attaché, fortement enchaîné, directement intéressé à la charge souveraine et plus astreint que quiconque, ASTREINT PAR POSITION, au souci de garder et de développer les biens de cette charge, à écarter les maux dont pourraient souffrir ces grands biens.
Fonctionnelle avant d'être personnelle, sa valeur véritable consistera surtout à lui faire désirer, rechercher, désigner avec le plus de soin ces valeurs personnelles dont il a besoin lui-même pour fonctionner.
Or, de fonctionnaire à fonction, quel est le lien le plus serré et l'attachement le plus fort ?;
Est-ce le lien qui passe et se dissout ?; Ou celui qui dure jusqu'à la mort ?; Est-ce un lien viager ou celui qui se lègue aux descendants héritiers, continuateurs ?; Un lien que définit un bail révocable ou celui que noue fermement l'appropriation définitive ?; Voilà une maison, un champ : qui le tient ?; Est-ce l'homme qui l'habite pour l'avoir affermé une période de temps, ou celui qui l'habite et qui le fait valoir pour lui et pour ses descendants ?;
Il y a un moyen d'intéresser absolument un homme à ce qu'il fait, c'est de faire ce que cette action soit sa chose et soit à jamais la chose des siens. Que le bien public de l'État devienne ainsi le bien privé de son Prince, que celui-ci hérite le commandement de l'État comme il hérite son sang, son bien immobilier, voilà l'effet heureux qui couronne le plus naturel et le plus élégant des artifices réalistes de l'histoire : l'hymen d'une race et d'un peuple, l'identification politique d'un État et d'une Maison. Les princes différents peuvent se succéder avec cette extrême variation de qualités, caractères, destins, qui se remarque dans la ligne d'un même sang : ce qui y variera le moins, ce qui sera toujours le plus durable et le plus pareil, c'est l'intérêt porté au domaine public par celui qui en assume le profit et l'honneur comme le dommage.
Sur la matière de son intérêt, comme de l'intérêt public, qui y est identique, il peut, certes, se tromper ainsi que tous les hommes, mais personne n'aura intérêt aussi profondément que lui d'abord à ne pas se tromper, ensuite à corriger l'erreur et à réparer le dommage dès qu'il aura vu ceci ou cela. Que ses facultés soient médiocres, il éprouvera un intérêt sérieux à les compléter par l'adjonction de serviteurs bien doués, l'aiguillon naturel l'y conduira, l'important pour lui étant moins de briller que de réussir d'une façon vraie, l'éclat du succès lui revenant d'ailleurs par-dessus le marché !
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S'il est par lui-même laborieux, consciencieux, attentif, capable, il sera son propre ministre. Que s'il se dépasse lui-même, le point de départ élevé que lui fourniront sa race et sa fonction lui permettra de donner son nom à son siècle, de frapper ce siècle à son effigie et à l'effigie de son peuple : ainsi le plus grand des Bourbons nomme le règne de la France par toute la terre habitée. Admettons même que, forcé de se faire suppléer par des régisseurs ou des intendants, il n'ait pas la vue claire qui permette de distinguer au loin les talents utiles, il lui restera d'être le premier que secouera la menace, le premier qu'éprouvera le revers. Il en sera touché de plus près que la confuse moyenne des particuliers. Nous pleurons, tous et chacun, nos morts de la guerre. Pour un roi de France et pour lui seul le chiffre de nos 1.700.000 morts prendra tout son sens.
Le souci vigilant de l'intérêt public est cruellement dispersé dans la démocratie : il est ici providentiellement rassemblé. Ce que le Prince aura de coeur et d'âme, ce qu'il aura d'esprit, grand, petit ou moyen, offrira un point de concentration à la conscience publique : le mélange d'égoïsme innocent et d'altruisme spontané inhérent aux réactions naturelles d'une conscience de roi, ce que Bossuet nomme son « patriotisme inné », se confondra psychologiquement avec l'exercice moral de ses devoirs d'état : le possesseur de la couronne héréditaire en est aussi le serf, il y est attaché comme à une glèbe sublime qu'il doit labourer pour vivre et pour durer.
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Ainsi le génie de la vie, le génie de la vie d'un homme et d'une race, se trouve institué le gardien du génie et de la vie d'un peuple, Esprit avertisseur, sensibilité prévoyante, qui ne sauraient suffire à tout, mais faute desquels l'existence des nations est précaire, parce que leur conscience est menacée de tomber au-dessous de tout, quand elle s'éparpille à travers les individus.
J'avoue ne pas comprendre ceux qui comptent les cas où le ressort de l'intérêt dynastique n'a pas joué, a mal joué, et qui disent ironiquement : alors, à quoi bon ?; Parce qu'il arrive au gouvernail de faiblir ou de rompre, parce qu'il s'en trouve de mauvaise qualité, faudra-t-il construire des navires sans gouvernail ?;
On peut régler en quelques mots cette question des capacités personnelles du chef héritier : - Elles existent ou elles n'existent pas. Quand çà y est, çà y est, les profits publics sont immenses. Et quand çà n'y est pas, il reste quelque chose que ne peuvent fournir les volontés additionnées ni les coeurs ni les têtes de millions de citoyens : il reste le signe du lien, il reste la place du roi, le centre et le nom, la forme et le sommet vivant de l'État. Il y a là quelqu'un de faible ou même de mauvais, mais dont les fibres conscientes restent intéressées au bien général et, tandis qu'ailleurs vont et viennent tant de ministres, de magistrats, de présidents, ce quelqu'un subsiste, immobile, rivé, par son passé et par son avenir, à l'être politique commun. Il se trompe et il pèche, mais de toutes les fautes et erreurs, mêmes criminelles, que lui feront commettre les faiblesses humaines, ce qu'il pourra le moins, ce dont il sera le moins capable, sera d'éprouver ce détachement, cette indifférence, cette négligence profonde, cette fleur de désintéressement insolente ou naïve qui sont les caractères de millions et de millions de citoyens dans la démocratie à l'égard d'intérêts généraux et vitaux. Nos poussières de petites souverainetés peuvent se moquer d'elles-mêmes en long et en large. Nos citoyens-rois peuvent vivre longtemps et bien sans penser aux affaires de la nation.
Le roi héréditaire ne le peut pas. Le sentiment de sa royauté ne fait qu'un avec celui de son existence.