L'organisation du travail
La période industrielle dans laquelle nous sommes entrés depuis soixante ou soixante-dix ans ne nous a pas encore apporté une somme suffisante de faits et de matériaux pour qu'il soit possible d'en induire des doctrines définitivement satisfaisantes sur l'organisation future du travail.
Nous devons compter non seulement avec les éléments nouveaux créés par la grande industrie, mais encore avec l'effet des éléments nouveaux sur les éléments anciens gardés par la petite et la moyenne industrie.
Nous devons aussi tenir compte de la perturbation causée à la fin du XVIIIe siècle par le système économique imposé par Turgot et par la Révolution.
Et notre vue d'ensemble ne saurait négliger non plus l'état des esprits et des moeurs, créé au XIXe siècle.
On peut dire sans fausseté que, théoriquement, tout ou presque tout est à faire. Et l'on peut en conclure que l'adaptation théorique naîtra quand l'adaptation pratique aura commencé. Quand les choses commenceront à s'arranger dans la nature, l'esprit humain concevra les moyens de compléter cet arrangement.
L'histoire de la mutualité, celle des caisses de sursalaire familial nous en sont les témoins.
D'ici là que faut-il ?; - Une seule chose : laisser au jeu, aux mouvements de la nature économique toute l'intégrité, toute la pureté qui est conciliable avec l'ordre public.
On m'objectera :
- Mais les grèves ?; Êtes-vous pour la liberté de la grève ?;
- Assurément, je suis pour cette liberté, mais point tout à fait de la même manière que le plus grand nombre de tous ceux qui soutiennent les grèves ou qui se prétendent obligés de les tolérer.
Un fort pourcentage des grèves a des causes politiques ou, pour parler plus clair, des agents, des excitateurs politiques. Tant que cette turbulence trouvera sa prime autour des urnes, les rapports du travail avec le capital manqueront de l'autonomie et de la pureté indispensables.
Quel est donc le devoir, le seul devoir pratique, le seul devoir présent des hommes d'État ?;
S'attacheront-ils à défendre de parti pris la liberté du travail individuel ?;
S'attacheront-ils au contraire à réglementer et à organiser le travail ?;
Ils défendront l'un et l'autre, travail personnel, organisation du travail, - contre les politiciens.
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La Révolution française, qui avait le génie de l'erreur et du mal, éleva également au sublime le génie du contre-temps : quand elle détruisit les corps de métier, ce ne fut point à une époque où leur institution aurait été inutile, mais au moment précis où ils devenaient, au contraire, indispensable par suite de l'évolution de l'industrie elle- même.
L'individualisme économique et social pouvait, à la rigueur s'accommoder d'un régime de petite ou de moyenne industrie.
Du moment que la grande industrie se fondait et prenait (dès le milieu du XVIIIe siècle) un sérieux essor, l'isolement de l'ouvrier devenait le facteur de sa misère et de son impuissance, la commune mesure n'existant plus dès lors entre son employeur et lui.
On pouvait dénier, comme le fait le texte de la loi Le Chapelier, leurs « prétendus intérêts communs » à une douzaine, à une vingtaine d'ouvriers travaillant dans le même atelier que leur patron, chacun possédant devant lui une physionomie distincte et une valeur définie. Mais élevez, doublez, multipliez ce nombre, supposez des hommes réunis par centaines, tenez compte de la machine et prenez garde à la spécialisation étroite (qui deviendra taylorienne et rationalisatrice); vous allez voir diminuer le coefficient de puissance personnelle pour chaque employé.
Nivelez cette foule laborieuse sous une direction impersonnelle et anonyme : vous créez nécessairement une catégorie où l'intérêt commun noiera tous les autres, où l'individu s'évanouira dans le groupe. Méconnaître la société qui se formera ainsi sera trouvé d'autant plus absurde et choquant que la grande industrie résultera elle-même d'une « association », quelquefois colossale, de forces patronales, exprimées par leurs capitaux.
Le patronat élevant à ce maximum sa cohérence sociale et le pouvoir d'association permis à l'ouvrier étant tombé à rien, on comprend que le XIXe siècle ait été rempli tout entier des élans du travailleur dépouillé, dépossédé, prolétarisé et s'efforçant de recouvrer au moins une capacité de vie sociale.
La grande industrie aura été la raison d'être, sinon le centre constant de cet effort, qui ne pouvait d'ailleurs que se répéter à tous les étages de l'industrie, même les plus bas.
Quand le désordre coule ainsi de haute source, il doit tout pénétrer.