La politique extérieure
La politique extérieure n'est pas oeuvre de simple sentiment, même national : c'est une affaire, on le dit et l'on dit fort bien.
Mais à la condition que le sentiment public ne soit pas censé faire corps avec le pouvoir politique.
A condition que l'intérêt soit représenté et servi par un pouvoir indépendant du sentiment et de l'opinion.
Quant à vouloir poursuivre l'exécution d'une pensée et d'un système politique sans le concours de l'opinion alors qu'on n'est soi-même qu'un pouvoir républicain, c'est-à-dire le sujet et la créature de l'opinion : le vouloir, c'est vouloir entreprendre un effort immense et le consentir stérile, car c'est en même temps se priver de l'unique moyen dont on ait la disposition.
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L'historien de la Révolution française, M. Aulard, a posé la question :
« On dit que le système diplomatique convient à la Monarchie absolue, et non à la République démocratique. »
Plus exactement, ce « mystère » s'accorde en temps normal avec les institutions monarchiques.
En démocratie, ou il la pervertit ou bien c'est la démocratie qui le pervertit lui-même, c'est-à-dire le public.
Le gouvernement républicain doit éviter d'avoir des secrets, car, ou bien il les lâche tous ou bien leur existence confère à un seul ou à plusieurs de ses membres un pouvoir sans responsabilité ni compétence qui aboutit rapidement à l'arbitraire et à la tyrannie.
Le mystère n'est admissible, il n'est avouable, il ne s'accompagne de garanties sérieuses qu'avec la royauté.
Mais qu'un pareil système soit indispensable à l'État, c'est ce que M. Aulard démontre abondamment par l'analyse d'un débat au terme duquel la Convention nationale (27 vendémiaire an III) donna au comité de salut public le mandat de faire des « conventions secrètes » qui « recevraient leur exécution comme si elles avaient été ratifiées » à la seule condition que ces clauses secrètes n'auraient pour objet que « d'assurer la défense de la République et d'accroître sa prospérité ».
Sous cette réserve générale (et invérifiable) le comité reçut carte blanche. Pourquoi ?; Voici :
« Par l'organe de son rapporteur Cambacérès, le comité avait protesté contre l'idée de lui attribuer à lui-même une telle responsabilité. En cas de traité secret, il avait demandé que la Convention nommât, à chaque fois, une commission de douze membres, qui concréterait sa propre décision. Un conventionnel ayant objecté que cette nomination annoncerait à l'Europe qu'il y avait anguille sous roche et exciterait une méfiance générale, Cambacérès proposa qu'un autre comité de législation, associât, en ce cas, sa responsabilité à celle du comité de salut public. La plupart des orateurs furent d'avis qu'on ne pouvait pas « diplomatiser » sur la place publique et qu'il y avait des circonstances où des traités secrets étaient aussi indispensables au salut d'une République qu'au salut d'une Monarchie... »
Tout cela est lumineux. Tout cela représente les principes éternels du gouvernement. Le bon sens de tous ces Français grandis sous la royauté n'avait pas été abruti par le règne des juristes et des banquiers.
Seulement les hommes de 1795 se faisaient de grandes illusions.
Ils croyaient que la bonne expédition des affaires sous un régime de responsabilités divisées, sous un régime de comité, pourrait durer longtemps.
Elle dura tant bien que mal, plutôt mal que bien, tout juste quelques années.
Le Directoire succédant à la Convention vit la décadence plutôt qu'il ne la provoqua, et cette décadence porta précisément sur l'objet de la politique extérieure et de la guerre...
M. Aulard ne s'arrête naturellement pas à la réflexion provoquée par la suite des faits. Son syllogisme élémentaire se borne à dire : tout ce qui vient de la Convention est démocratique, or la Convention a admis les traités secrets, donc les traités secrets sont démocratiques...
Entre ces généralisations d'écolier et la vivace réalité politique, il y a de grandes différences.
M. Aulard gagne son procès en droit devant tous ceux qui ont le culte superstitieux de la Convention, mais tous les autres estimeront qu'il ne suffit pas du suffrage d'une assemblée républicaine, talonnée par la guerre et réduite à se défendre par tous les moyens, pour décider si tel ou tel processus est ou non de droit républicain.
En tout cas, ce processus du mystère et du secret est de droit national. Il est indispensable à la sûreté du pays. On fit bien d'en user lors des traités de Bâle, alors qu'« aux articles patents de la guerre avec l'Espagne, comme aux articles patents de la paix avec la Prusse », il fut ajouté « d'utiles articles secrets », je veux dire des articles qui ne pouvaient être utiles que par ce qu'ils étaient secrets. »
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Et M. Aulard continue avec la même vigueur lucide :
« Les monarchies négocient et traitent entre elles secrètement. Est-ce que la République française va avoir la naïveté de toujours traiter publiquement ?;
« L'Allemagne, l'Autriche et l'Italie se gardent bien de faire connaître le détail de l'alliance qui les unit. Ne serions-nous pas imprudents, en face de ce mystère, de dévoiler les articles de notre alliance avec la Russie ?;
« Quand nous jouons la partie que nous jouons, et dont l'enjeu est notre existence nationale, s'il est de strict devoir et honneur que nous ne trichions point, que nous ne soyons déloyaux envers personne, l'élémentaire prudence commande de ne pas laisser voir ses cartes à l'adversaire. »
Le secret en diplomatie est donc indispensable.
Reste à savoir quel est le gouvernement qui peut le garder, cet indispensable secret, quel est celui qui peut négocier dans ce mystère, et quel est celui qui ne le peut pas ou qui, s'y essayant, s'expose au maximum de surprises désagréables.