La République asservit

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Des discussions qui aboutissent, des discussions pour l'accord et l'action, il y en a eu dans les Conseils des rois.

 

Mais la République est le régime de la discussion pour la discussion et de la critique pour la critique. Qui cesse de discuter, qui arrête de critiquer, offense les images de la Liberté. La République, c'est le primat de la discussion et de la plus stérile. M. Jaurès a été le bon théologien du régime.

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Plus le pays est déchiré, plus ses déchirures sont profondes, plus il y a de difficultés et de raisons d'antagonisme entre les fractions du pays, et plus il y a d'avenir et de garanties pour le Régime des partis. A ce titre, les divisions religieuses sont précieuses à la République. Il n'y a point de fossé plus infranchissable, de démarcation plus sûre. Quand la conscience est en jeu, la République obtient ce qui fait la première de ses nécessités : la constitution de différends solides entre ses citoyens.

 

Le parti gouvernant en profite aussitôt pour accroître et consolider sa clientèle future en se réservant l'école de plus en plus, en faisant fabriquer, par ses maîtres d'école, des électeurs de sa couleur et de sa nuance : c'est ainsi qu'un corps d'idées, repoussé par tout ce qui pense, sera imposé officiellement, artificiellement (Auguste Comte dirait «  matériellement  »), à toute la petite clientèle pauvre de l'État enseignant.

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Ce marchand de sagesse qui ne vend plus que des folies subit le frein et la limite de la contradiction dans l'enseignement secondaire et supérieur qui forme les élites.

 

Ni frein, ni limite pour le Primaire.

 

C'est ainsi que le régime électif, âme de la démocratie, n'est pas moins opposé à la liberté de l'enseignement et à toutes les libertés de l'esprit et de la conscience, qu'aux libertés locales et à la décentralisation.

 

l'État électif doit tenir ses électeurs : voilà pourquoi il ne cesse de multiplier ses fonctionnaires et d'étendre leurs attributions.

 

l'État électif doit recruter des électeurs dans les générations grandissantes : voilà pourquoi il leur dispense un enseignement, une science et une presse également destinés à les abrutir.

 

L'élu veut être réélu et sa volonté est sacrée s'il est bon démocrate et professe le droit divin de la démocratie. Il n'y a pas de liberté de l'Esprit contre cette volonté souveraine.

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Que peut bien devenir là-dedans la judicature  !

 

Comment la démocratie électorale s'arrêterait-elle au seuil de la justice, quand il dépend de la justice de faire ou de défaire l'honorabilité extérieure des gens, comme d'élever les fortunes, de les consacrer ou de les détruire  ?;

 

Il n'y a pas de plus grande influence sur l'opinion. Un député qui mettrait contre lui son tribunal d'arrondissement, ou même qui négligerait de l'avoir bien en main ne saurait pas son métier, puisque le plus puissant levier de l'élection lui échapperait; mais que dire d'un gouvernement central (ou du parti qui tiendrait ce gouvernement) s'il ne commençait par s'assurer en tout premier lieu du haut personnel de la jugerie  ?;

 

Un gouvernement électif, un gouvernement d'opinion, peut-il tolérer d'être contredit par ses juges  ?; En d'autres termes, un pouvoir renouvelable, qui tient toute son investiture périodique du renouvellement de la confiance de l'opinion, peut-il consentir à être jugé, c'est-à-dire, à l'occasion, moralement tué raide, par une poignée de robins ?;

 

Non : la première obligation de ces robins sera de servir ce pouvoir.

 

Un roi dont le principe est ailleurs que dans l'opinion et dans l'élection peut accepter tranquillement une très grande indépendance de l'ordre judiciaire.

 

Il faut que les choses aient été poussées bien loin pour qu'un arrêt de justice aboutisse à des émotions publiques dangereuses pour lui.

 

Un gouvernement élu n'a pas les mêmes garanties de stabilité ni les mêmes assurances sur l'avenir : l'État républicain est condamné à s'exposer aux risques de la mort civile la plus complète s'il ne prend des précautions minutieuses de ce côté là.

 

Naturellement, il les prend, il les a prises et les prendra, de plus en plus fortes; au fur et à mesure qu'il comprendra mieux le danger, la Jugerie sera plus étroitement asservie à la centralisation de l'État. Autant dire que la pire forme de l'organisation judiciaire ne pourra manquer de durer et de se développer avec le régime électif qui constitue la démocratie.

 

Autant dire que la Justice se trouvera améliorée du simple fait que l'État cessera d'être électif.

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L'ordre judiciaire devient omnipotent alors que sa valeur morale se rapproche rapidement de zéro  !

 

Il n'y a pas très longtemps, quelqu'un que je connais bien dit à M. Barthou :

 

- Voyons, monsieur le président, je vous suis depuis quelque trente-cinq ans. Vous avez été aux Travaux publics, à l'Instruction publique, à l'Intérieur, place Vendôme, quai d'Orsay, à la Guerre. Vous avez donc fait le tour d'à peu près tous les ministères. Vous n'êtes pas très mal placé pour juger du niveau moral de l'ensemble des administrations. Je voudrais bien savoir qui est-ce qui vous semble le plus indépendant, des préfets ou des magistrats  ?;

 

- Les préfets, répondit Barthou sans hésitation.

 

Une demi-minute plus tard, il se levait, partait, saluait, évidemment navré d'en avoir trop dit  !

 

Mais il avait dit  !

 

Il avait dit la dépendance des fonctionnaires en hermine.

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Toute la puissance publique dont la démocratie prive l'administration et le gouvernement est donc forcément transféré, par une voie indirecte, à l'ordre judiciaire. Dans toute République démocratique, les intérêts confiés jadis aux agents directs du pouvoir exécutif sont remis aux parquets dont l'arbitraire est d'autant plus redoutable qu'il est embusqué sous des textes et qu'il se dissimule sous les articles de loi.

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La perfection des organismes judiciaires n'est peut-être qu'un simple rêve. Convenons qu'il n'y a rien de plus difficile qu'une bonne justice et un corps de juges sérieux. Convenons, en même temps, qu'il n'est pire mal que de laisser tomber cette institution au-dessous d'un certain niveau. Il n'existe pas de recettes pour avoir une judicature solide et un Code équitable, mais on en connaît de certaines pour avoir de faux juges et des simulacres de jugement.

 

La plus sûre, la mieux connue, c'est la Démocratie; car il n'existe rien qui avilisse davantage les hommes. Et ce sont les hommes qui importent, le choix des hommes passe avant tout.

 

La gangrène du personnel judiciaire s'ajoute, en France, à la corruption de la Justice par la nature impersonnelle de l'État.

 

Notre Justice est impuissante en raison de ce fait initial qui domine la question : on a voulu trop lui donner. On a voulu lui donner tout. On a voulu absorber dans le Juste le Politique, et ramener à l'universalité de l'Ordre judiciaire ce qui est du domaine strict de l'État.

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On nous a déclarés maîtres, souverains et rois et c'est la faction ennemie ou les esclaves de cette faction qui prononcent sur nous des formules de jugement  !

 

Nous sommes jugés par une partie adverse et, comme, à la longue, l'esprit de ces juges-parties s'y accoutume et trouve cela naturel, ils deviennent esclaves de ce procédé dégradant.

 

La dégradation de la fonction judiciaire détermine la dégradation du personnel qui l'exerce; elle tombe forcément au pouvoir des derniers des mufles.

 

Mais le danger majeur est loin.

 

Que, dans un procès politique, une injuste sentence politique ait été rendue, on la déplore, on s'en console. Ce dont aucun esprit bien né ne se consolera, c'est de voir la foule des citoyens, la masse des justiciables livrées dans leur ensemble à des juges d'un esprit vil.

 

La nécessité de garnir les tribunaux de magistrats dociles oblige à les peupler de pleutres et de lâches, qui sont trop souples par en haut pour ne pas se montrer d'insolents tyrans par en bas.

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On a reproché à je ne sais quel Césarion libéral d'avoir trop prétendu «  faire marcher la France  ».

 

Le régime de l'anonymat irresponsable ne se vante de rien, mais fait marcher les citoyens comme ils n'ont jamais marché jusqu'ici.

 

Le citoyen marche et il n'a qu'à marcher. Ce n'est pas un César ni Césarion qui lui donne les ordres ou plutôt c'est un César tout à fait particulier.

 

Les Césars ordinaires sont au moins justiciables du poignard. Celui-ci est sans corps, sans tête, il est aussi sans âme consciente. Il est insaisissable. Absent de tout, partout présent, il n'a point de nom.

 

Représenté tantôt par des gens en casquette qui exercent un pouvoir manuel et brutal, tantôt par quelques plumitifs embusqués derrière un guichet, tantôt par des personnages considérables établis sur des ronds de cuir au milieu d'affreuses tapisseries de cartons verts, ce César est maître de tout. Il moleste les citoyens puis les asservit et les abrutit, au point de leur ôter jusqu'à la tentation de se mouvoir par leur volonté.

 

César-Administration achète et vend, sème et récolte, importe et fabrique pour eux. S'il fait cela très mal, il est seul à pouvoir le faire. Et si les citoyens murmurent quelquefois entre eux contre la malfaçon, c'est une difficulté qui ne tardera pas à s'éliminer d'elle même, soit que les citoyens délèguent à leur factotum universel le soin de murmurer pour eux (comme ils lui ont déjà délégué la constitution de leur presse) soit même qu'ils se déchargent aussi sur lui de l'ensemble des autres fonctions de la vie.

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Dès qu'un grand pouvoir ne s'élève plus au-dessus des administrations, ces puissances subalternes, mais compétentes, doivent s'ériger en petites souverainetés indépendantes, moins comparables aux seigneuries féodales qu'aux Grandes Compagnies du XIVe siècle.

 

En tout bien tout honneur, en tout scrupule de parfaite honnêteté, les professionnels en possession d'état, et par là même très hostiles aux changements et, de leur nature, opposés à tout élément qui n'est pas de leur partie, sont conduits à confondre le bien général avec les avantages de la spécialité qu'ils détiennent; ils ne conçoivent plus qu'un seul service, c'est le leur propre, et nul contrepoids ne leur est opposé que par d'autres coteries analogues, formées quelquefois en factions ou en clientèles : coalitions d'intérêts privés qui peuvent demander par hasard des réformes, mais qui, toutes ensemble, aspirent seulement à maintenir l'abus ou à le déplacer.

 

Dans ce système comme dans l'autre, l'utilité générale cherche en vain son représentant.

 

Faute de chef suprême, les chefs de nos administrations centralisées sont devenus indépendants, et le fait même de leur compétence les arme contre tout ce qui dépasse leur spécialité. Centres naturels et légitimes d'un certain système, ils se conduisent comme si leur système ou leur personne était tout ou maître de tout. Ne leur dites pas de se coordonner au reste. Le reste se rapporte à eux, pensent-ils.

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Que les services soient trop indépendants et trop jaloux les uns des autres, trop puissants dans leur ordre, trop capables d'entêtement et d'inertie, il est superflu de prêter de la mauvaise volonté ou du mauvais esprit à leurs chefs pour motiver les griefs. La conscience vient au secours des passions ou des intérêts. Il n'y a qu'à se représenter ce qui se passerait dans notre régime si chaque spécialiste ne soutenait pas, avec une ardeur souvent aveugle, les points de vue de sa spécialité, les règles de sa compétence contre le tumulte brouillon des incompétences politiciennes et les coalitions d'intérêts particuliers appuyés par des politiciens.

 

On a de l'inertie : on aurait de la malfaçon avec quel désordre  !

 

Le défaut ne tient pas à ce que chaque pièce de nos administrations, solide et vivace, défend et défend bien ce qui est de son ressort. Le mal vient de ce qu'au-dessus de ces administrations variées, il n'y ait pas une pièce supérieure appelée l'État, plus forte qu'elles toutes, plus forte que leur coalition enragée, pour les plier aux lois de sa volonté souveraine, de son intérêt capital.

 

- Mais, dira-t-on, à chaque administration il y a un ministre... - Il y a un ministre qui rarement compte un an d'âge, dont la vie se passe non à faire son métier de diriger et d'administrer, mais à se défendre des intrigues ourdies pour le congédier...

 

Son temps se passe aux Chambres ou devant les commissions parlementaires. Il parle dans les fêtes, les banquets, les inaugurations. Voudrait-il administrer, où en prendrait-il le temps et la place  ?;

 

Et ce ministre n'a personne au-dessus de lui, personne qui soutienne la permanence de l'État et qui lui délègue un peu de sa durée, de sa cohésion et de sa puissance.

 

Les chefs de service sont anciens, expérimentés, compétents. Ils durent; lui ne fait que passer. Ils prennent forcément un très grand empire sur lui. Et, quand il les écoute, cela vaut mieux que s'il écoutait des politiciens.

 

Ses chefs de service n'en demeurent pas moins les vrais maîtres.

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En lui rendant son roi, rendons à notre État politique une mémoire, une conscience une volonté. Rendons possible la recherche des responsables.

 

N'arrêtons pas notre hiérarchie administrative, civile et militaire là où elle a le plus besoin d'un lien général, d'un organe vivant et fort pour lier ses divers services.

 

La «  volonté du peuple  » ne peut pas être cela. L'opinion non plus. Le Parlement non plus. La féodalité des techniciens et des gens d'affaires peut finir par plier comme l'autre plia : comme l'autre féodalité, elle ne pliera que devant le pouvoir royal

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