Maurras philosophe
Au lieu de disséquer l’actualité comme nous le faisons d’habitude, nous avons préféré prendre un peu de recul en parlant des aspects philosophiques de la pensée de Charles Maurras. Les idées politiques de Maurras ne sont pas nées toutes seules et ne sont pas sans fondements. Elles reposent notamment sur une base philosophique dont les trois piliers sont : la conviction qu'il existe une nature des choses immuable, une méthode d'analyse inspirée de la philosophie d'Auguste Comte et enfin l'adhésion à un humanisme qui surprend les gens qui n'ont qu'une connaissance superficielle de la personne de Maurras et de son oeuvre.
La politique naturelle Le premier de ces piliers trouve son expression, en particulier, dans La politique naturelle, texte qui, bien qu'écrit en 1937 en préface à Mes idées politiques, représente la quintessence de la pensée de Maurras sur la nature des choses. De l'exposé des faits et de la lumineuse analyse de Maurras, il ressort qu'il existe un ordre naturel, dont l'étude attentive et la sage utilisation conditionnent le succès à long terme de la vie en société. Le Martégal met d'emblée le doigt sur un fait crucial, qui différencie fondamentalement l'homme de l'animal : de toutes les espèces animées, seule la race humaine n'a pu exister et se perpétuer que parce que l'enfant a été accueilli, nourri et protégé par un groupe de ses congénères - la famille - et ce, pendant une durée importante - un quart, voire plus - de son existence. On se rappelle la phrase fameuse par laquelle commence ce texte: "Le petit poussin brise sa coquille et se met à courir. Peu de chose lui manque pour crier : "je suis libre ". Mais le petit homme ? Au petit homme, il manque tout. Bien avant de courir, il a besoin d'être tiré de sa mère, lavé, couvert, nourri. Avant que d'être instruit des premiers pas, des premiers mots, il doit être gardé de risques mortels. Le peu qu'il a d'instinct est impuissant à lui procurer les soins néces-saires, il faut qu'il les reçoive, tout ordonnés, d'autrui. . . Le petit homme presque inerte, qui périrait s'il affrontait la nature brute, est reçu dans l'enceinte d'une autre nature, empressée, clémente et humaine."
Cette constatation, tellement inouïe qu'on pourrait presque parler à son sujet de "découverte", montre bien la place particulière de l'homme dans la nature. Darwin y a-t-il songé ? Je ne sais pas si nous descendons du singe, mais le bébé-singe est capable au bout de quelques semaines de se procurer sa nourriture, alors que l'enfant d'homme ne peut le faire qu'au bout de treize ou quatorze ans Remarquons au passage que Maurras, quand il parle de nature, distingue la nature animale, "la nature brute", comme il dit, de la nature humaine "empressée et clémente", autrement dit chargée de tendresse et d'amitié. Nous reviendrons sur ce point. Ainsi, l'observation des faits amène le Maître de Martigues à deux conclusions. La première, c'est que la famille est la cellule-mère de la société, la communauté de base sans laquelle l'espèce humaine n'aurait pu et ne pourrait encore exister. D'où l'impor-tance fondamentale de l'institution familiale, qu'il faut chérir et protéger. La seconde, c'est que l'observation de l'enfance de l'individu humain montre qu'aucune décision volontaire de la part de l'enfant, qu'aucun débat et aucun accord entre lui et ses parents n'existe pendant cette période longue et cruciale. Autrement dit, la théorie de la formation de la société, telle que l'imaginait la philosophie des Lumières, ne correspond pas à la réalité.
"Personne ne s'est trompé autant que la philosophie des “immortels principes", écrit Maurras, quand elle a décrit les commen-cements de la société humaine comme le fruit de conventions entre des gaillards tous formés, pleins de vie consciente et libre, agissant sur un pied d'une espèce d'égalité ... Les faits mettent en pièces et en poudre ces rêveries. " L'empirisme organisateur
Le second fondement de la philosophie maurrassienne est une méthode d'observation et d'analyse des faits historiques et sociaux. Il faut bien comprendre que la période pendant laquelle l'esprit de Maurras s'est formé (de 1880 à 1890) est celle des progrès des sciences expérimentales, celle des Pasteur et des Claude Bernard. S'inspirant d'Auguste Comte, l'un des fondateurs de la sociologie, Charles Maurras a mis au point une méthode d'analyse de type scientifique, la recherche des lois, ou, comme il disait, "des constantes" qui gouvernent les sociétés et, pour procéder à cette induction, une méthode de classement des faits politiques, historiques et sociaux : "L'examen des faits sociaux naturels et l'analyse de l'histoire politique conduisent à un certain nombre de vérités certaines, le passé les établit, la psychologie les explique et le cours ultérieur des évènements contemporains les confirme au jour le jour."
Ainsi, Maurras tente d'ouvrir la porte de la compréhension historique du passé, avec comme clé l'examen du résultat effectif de telle ou telle action politique ou sociale: "L'expérience, l'expérience !, écrit-il, Il faut toujours en revenir à ce maître. Le sens politique n'est pas de choisir par illumination de l'esprit telle ou telle mesure, tel ou tel procédé abstrait. Il consiste à voir, à juger entre les différentes tentatives réelles ou concrètes que l'inlassable effort humain met en œuvre, celles qui donnent de bons résultats, celles qui n'en fournissent aucun et celles qui en donnent de contraire au but désigné". Il appelle cette méthode "l'empirisme organisateur" : em-pirisme, car elle est fondée sur l'expérience, mais organisateur, car cette méthode n'a pas une fin spéculative mais doit permettre d'agir sur les évènements. En somme, écrit Maurras, l'empirisme organisateur, c'est "la mise à profit des bonheurs du passé en vue de l'avenir". Remarquons que cette étude du passé ne constitue aucunement la soumission aveugle à la tradition. Elle n'exclut nullement la critique de ce qui s'est fait : "Notre méthode, dit-il, n'a jamais délivré un quitus général au " bloc " de ce que les Pères ont fait. En accordant à leurs personnes un respect pieux, l'esprit critique se réserve les oeuvres et les idées".
L'humanisme de Maurras Nos adversaires présentent Maurras comme un homme sans coeur, un véritable père fouettard. Rien n'est plus éloigné de son esprit. Au contraire, il met en évidence, en parlant de la naissance et de l'enfance, un aspect de la nature humaine : la bonté. Cette bonté que certains théoriciens ignorent ou nient en imaginant "un monde où tout est supposé devoir surgir de la contradiction d'intérêts aveugles et de la bataille d'égoïsmes irréductibles." Et le Maître de Martigues recherche, sinon l'égalité, qui ne correspond à rien de réel, du moins la spécificité qui serait la même chez tous les hommes. Parmi tous les éléments qui foison-nent dans ce qu'il appelle la Cité de l'âme, il existe, dit-il, "un réduit où se tient, où s'accumule le trésor, le dépôt des biens spirituels et moraux dont la Raison et la Religion s'accordent à faire l'attribut de l'humanité. Tout homme ayant cela, vaut tout autre homme pour cela. Là siège l'impénétrable et l'inviolable, l'inaltérable, l'incoercible, le sacré. Les neuf dixièmes de l'Amour, qui sont physiques, reçoivent là leur mystérieux dernier dixième, demi-divin, étincelle qui l'éternise ou le tue. Et comme il se répète tel quel en chacun des hommes les plus dissemblables, c'est leur mesure, enfin trouvée." Admirable texte, dans lequel certains ont vu l'influence de la corres-pondance entre Charles Maurras et Mère Marie-Agnès du Carmel de Lisieux. En tout cas, on ne peut nier que la pensée de Maurras est profondément humaine. Elle relève, elle aussi, de la civilisation humaniste qui constitue notre héritage.
Georges ROUSSEAU |