LE GOUVERNEMENT INHUMAIN

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Charles Maurras

 

 

Une nation a besoin de se tenir et de concorder dans le temps, comme elle a besoin, dans l'espace, de lier ses parties, ses fonctions, ses bureaux. Elle en a besoin d'autant plus qu'elle doit accomplir un travail (ou une « mission ») plus difficile. Les républicains démocrates qui parlent à tout propos de la conscience nationale et de la dignité de la France, celle-ci volontiers conçue comme une personne morale, sont les derniers qui puissent contester la nécessité d'assurer à l'État français les organes sans lesquels on ne peut concevoir ni moralité ni personnalité. Leur État, tel qu'ils l'imaginent ou tel qu'ils le désirent confusément, doit, autant et plus que tout autre, comporter une sensibilité, une intelligence, une mémoire, une réflexion, une volonté générale, afin que la vie simultanée du pays, comme la succession de ses états de conscience, puisse s'y concentrer, s'y connaître, s'y exprimer. Mais, chose curieuse ! ces républicains démocrates, plus ils élèvent le niveau des devoirs qu'il leur plairait de voir pratiquer à la France, moins ils s'occupent de savoir si l'organisation de leur choix est outillée pour les remplir ou même pour les concevoir.

Les obligations qu'ils imposent à leur pays sont celles d'une humanité angélique, mais pour y faire face, ils lui proposent des moyens et des organes inférieurs encore, et de beaucoup, à ceux dont peuvent disposer l'oursin et l'étoile de mer. Que deviendraient même l'éponge ou le corail, au fond de l'abîme, si la communauté de petits êtres qui les composent se réduisait à subir les impulsions mécaniques immédiates qui sont le partage d'une République française ? Ils ne deviendraient rien, et ils ne vivraient pas. Les colonies animales ou végétales suivent la direction d'un plan général imposé par les circonstances ou par d'intérieures affinités. Ce plan dont les effets brillent ici par leur absence, tout se passe comme s'il n'existait pas ; on ne trouve pas trace d'idée ni de loi directrice dans l'attitude d'une diplomatie qui ne sait jamais que subir.

Cette prodigieuse disparité entre la fonction surhumaine qu'on propose à la France et l'organisation proprement mécanique inhérente à la démocratie réalise tous ses effets dans les contrastes qui surgissent entre la moralité éthérée du programme idéal et la rare immoralité de la conduite effective. En laissant de côté tous ses scandales positifs, cet État décoré des plus hautes ambitions morales découvre la mesure de son immoralité réelle et profonde, de son ignorance absolue de la moralité, dans le fait flagrant de son irresponsabilité sans limite.

Assurément, l'immoralité démocratique tient d'abord au régime des assemblées, au gouvernement collectif, car l'initiative, le contrôle approbateur, y sont divisés entre tant de têtes qu'aucune d'elles n'en supporte le vrai poids. Il ne peut exister de véritable responsabilité gouvernementale sans gouvernement personnel où la concentrer. Mais nos assemblées et nos oligarchies les plus anonymes ne sont pas toujours parvenues à supprimer les occasions de mettre en avant un nom d'homme pour caractériser et signifier une politique. Eh ! bien, même en ce cas, la responsabilité demeure fictive : à chaque instant, à chaque pas, il se produit un phénomène d'amnistie. Non l'amnistie légale, mais, bien plus forte et plus dangereuse encore, une amnistie physique et brutale, une amnésie tenant à l'absence de tout souvenir, provenant de l'absence d'un organe central qui fasse fonction de cerveau et introduise quelque rudiment de liaison et d'unité dans la suite des vicissitudes courantes.

C'est ainsi qu'un pauvre complaisant du régime a pu écrire que le « parlementarisme conserve ». Il conserve ses hommes à force de leur verser à flots les eaux lustrales de l'oubli. Il conserve, mais quels déchets ! Un Rouvier, un Brisson, ont pu survivre au Panama, et, au bout de quelques saisons d'une plongée plus ou moins discrète reparaître, frais comme rose, à la surface de l'élément. Un Joseph Reinach, une première fois recouvert par les sales boues du même scandale, a reparu aussi par la faveur de la campagne qu'il mena pour l'amour de son congénère le traître juif Alfred Dreyfus. La démocratie c'est l'oubli.

Gouvernement de tous par tous, disaient-ils. En réalité, leur gouvernement ou plutôt le Gouvernement de la liberté qu'ils avaient de changer à volonté de pensée et de multiplier sans risque les distractions, les négligences et les incohérences dont le pays faisait les frais, pour se faire ensuite audacieusement délivrer le mandat de travailler à les réparer, sans qu'ils eussent d'ailleurs à feindre de se mettre à cette besogne ni de se procurer des excuses ou des alibis, car le pays eut toujours autre chose à faire que d'aller contrôler si les travaux soumissionnés étaient accomplis : ce pays nerveux, occupé de ses besognes ou de ses plaisirs, divisé entre des milliers et des milliers d'intérêts contradictoires, ne repassant jamais par les états d'esprit qu'il a traversés une fois.

D'autres gouvernements ont commis des oublis fâcheux ou proclamé des amnisties utiles, mais celui-ci est composé de telle sorte que l'oubli est sa règle ; l'étourderie et l'impudeur, sa nature même ; la demi-mort de la distraction et du sommeil, sa vie essentielle. Comme disait un personnage de M. Anatole France dont nos réflexions ne font ici que paraphraser et éclaircir l'antique et véritable parole, la justice et l'intelligence lui sont également étrangères. C'est un Gouvernement extérieur à l'humanité.

On commettrait aussi une injustice grave en le comparant à quelque animal inférieur. Même le végétal pousse et s'accroît par sa vertu interne, par un intime procédé de germinaison et d'évolution, le secret nisus qui s'exerce du dedans au dehors. Ici, c'est du dehors au dedans que s'exercent tous les stimulants, toutes les poussées. Il est tellement vrai que la République est gouvernée par des faits extérieurs à elle et à nous, que la preuve ou l'aveu en éclate dans ses journaux.

Prenez, lecteur impartial, le plus grand de tous. Ouvrez le Temps. Si vous suivez les hauts et les bas de sa ligne quotidienne, vous verrez que, dans les questions de politique militaire, qui sont, au juste, les plus importantes pour la nation, cette ligne aura consisté à imiter exactement les hauts et les bas de la politique militaire allemande. Un projet de loi militaire impérial est-il annoncé ? Vite, s'écrie le vieux journal républicain, aux armes ! Et d'aligner des statistiques et de publier des tableaux, et de montrer qu'il faut répondre à l'ennemi ainsi menaçant et armant ! Mais la presse allemande et le gouvernement allemand aiment-ils mieux faire les morts pendant quelque huit jours ? Aussitôt, loin de flairer l'embûche du silence et de mettre à profit les sérieux avertissements du passé, le zèle du Temps et de ses confrères républicains patriotes se ralentit, ils lâchent des articles favorables à des concessions et à des réductions ministérielles qu'ils eussent blâmées comme inacceptables trois jours plus tôt. Mais que le bruit des armes recommence à courir, de la Sprée au Rhin, à travers les organes et les conseils de Guillaume II, la trompette guerrière retentit vive et chaude parmi les abonnés de M. Adrien Hébrard et, de nouveau, les statistiques font nage, les dénombrements font fureur, on croirait assister au départ pour le camp dans la pièce d'Aristophane. L'ardeur retombe dès que l'alerte s'apaise sur l'autre versant des Vosges. Prolongée au contraire, l'alerte extérieure prolongera et perpétuera cette ardeur, laquelle variera exactement comme sa cause et suivra avec non moins de docilité toutes les suggestions, toutes les impulsions, toutes les directions qui seront données de là-bas.

Est-il situation moins libre ou plus servile ? Peut-on moins ressembler à une essence indépendante ? Est-il possible de se montrer plus complètement infidèle à la définition officielle d'une démocratie maîtresse de ses destinées, justement fière de se gouverner elle-même ? Le gouvernement qui fait vaciller à son gré, je ne dis pas nos armements, mais la simple velléité de nous armer, ce gouvernement n'est pas celui de la France. Aucun roi ne règne sur nous à Paris, mais cela n'empêche qu'on est gouverné par un roi et que la République affranchie de nos Capétiens est, en fait, la sujette docile du Hohenzollern. Sous la main de l'empereur-roi, notre République ressemble aux ludions qui montent ou descendent dans le bocal selon les coups de pouce sur la membrane, au caprice du physicien. Comment en serait-il autrement ? Où l'opinion gouverne, personne ne gouverne, la spontanéité gouvernementale n'a même plus de centre, d'organe, ni de lieu : athénien, polonais, français, l'État ne peut plus que flotter comme un bouchon de liège, sinon rouler comme une boule de billard. Toutefois, si l'indépendance et l'initiative tombent ainsi à rien, cela n'annonce pas du tout la fin du mouvement et des tribulations : au contraire ! l'activité que nous n'avons plus, on nous l'imprime ; si nous ne marchons pas, on nous fait marcher. Marcher, c'est subir et souffrir pour ce gouvernement né passif.

Il ne souffrira pas dans son corps parce qu'il n'en a point (j'entends un corps unique rassemblé par un même réseau nerveux), ni dans son âme, dont il est plus dépourvu encore : mais il en souffrira d'autant plus fort et plus profondément dans les chairs vives qu'il juxtapose. L'État démocratique souffrira dans ses membres, patriotes et bons citoyens tout d'abord, dans l'ensemble de ses administrés ensuite. Les bons Français souffriront de sentir que l'effort patriotique leur est imposé comme les pures suites et les simples effets des mouvements conduits contre eux par un prince étranger. Ils souffriront de voir comment la réaction nécessaire, au lieu de les fortifier, les divise encore, les épuise peut-être, par le fait de l'entre-choc armé des factions. Ce ne sont guère là que souffrances morales. Mais, comme peu de démocraties répondent autant que la nôtre à leur définition théorique la plus sévère, nous approchons manifestement d'une zone où les particuliers recevront leur part matérielle et directe de chacun des maux de l'État, qui seront d'autant plus sensibles qu'ils auront été précédés d'une période plus longue ou plus profonde d'inerte insouciance et de fausse sécurité. Tous souffriront alors de cet effort violent qu'ils devront faire pour rattraper l'avance de l'Ennemi, et aussi de l'effort qu'ils ne pourront pas faire, et aussi de celui qui, à peine ébauché, sera brisé ou dispersé par l'événement. Il faudra de toute façon s'émouvoir enfin ! Et, quelque bonne chance que puisse encore ménager l'âcre stimulant du péril, c'est un jeu dangereux que de se fier à ce risque, il est infini, et mieux vaudrait cent fois se pourvoir à l'avance, et le plus tôt possible, d'une organisation nouvelle et sérieuse capable de voir, de prévoir, afin d'être prête au jour dit.

Tel quel, notre régime, d'une insuffisance sauvage, épanoui jusqu'aux derniers de ses effets, rejoindrait, atteindrait et frapperait non plus seulement « la France éternelle », mais l'être physique et moral de chacun des Français vivants, nos contemporains : ils sont menacés dans leurs biens et dans leur vie. Un patriotisme lucide revêt donc naturellement les formes les plus hautes de la pitié. Comment ne pas s'apitoyer sur la destinée de générations florissantes conduites par l'ignorance, l'amnésie et l'aveuglement de l'État aux « cavernes de mort » de la plus sombre et la plus cruelle des boucheries ? Juste pitié qui se transforme bientôt en colère quand on découvre dans le monde officiel et officieux un effort insolent pour nier le mal et le justifier.

« Ce qui frappe », écrit un théoricien républicain qui en résume quantité d'autres, « ce qui frappe le plus dans la doctrine royaliste, c'est, l'édifice sur lequel elle repose » : l'idée « du salut public » . Cette idée nous « hypnotise ». Elle nous « inspire une véritable phobie » ; « dans cette disposition d'esprit, les inconvénients secondaires, les accidents fortuits, les défaillances individuelles du régime » « prennent une importance considérable, et leurs conséquences sont immédiatement généralisées ». Le royaliste montre « un noir pessimisme à l'encontre du présent », « les événements sont interprétés comme autant de marques de décadence ». « En réalité, LA PATRIE N'EST PAS EN DANGER, et sa sauvegarde ne réclame aucune mesure de SALUT PUBLIC. » – « A l'extérieur, aucun péril immédiat ne nous menace, et à l'intérieur, la France traverse une crise d'évolution tout comme les autres puissances européennes. »

Ne pouvant parvenir à rendre les résultat de la République conformes aux lois de la raison, aux conseils de la prévoyance, on essaie d'altérer le texte de ces lois inécrites pour nous fermer les yeux sur des résultats désolants. Les phénomènes de triste insouciance et de honteuse impéritie, dont il est impossible de contester l'éclat, on s'efforce de leur conférer la reconnaissance de droit. Ils sont normaux, puisque la norme est le régime ! L'esprit du régime rejoint et égale ainsi la stupidité de son être matériel dès que les choses le menacent trop clairement, il prie les choses de lui apparaître couleur de nuit : c'est l'affaire d'un coup de lancette sur la rétine. Un aveuglement théorique et volontaire confirme alors l'aveuglement pratique : les citoyens distraits ont raison de l'être, leur distraction et leur légèreté sont morales, sont politiques . Très sages de ne pas s'instruire. Plus sages encore de s'y refuser.

Comprenons la nécessité naturelle de cette philosophie il n'en est pas d'autre permise en gouvernement d'opinion ; comprenons aussi quelle décadence elle dénote et multiplie, surtout quels dangers elle annonce. Au bas mot, en termes concrets, elle doit nous représenter cinq cent mille jeunes Français couchés, froids et sanglants, sur leur terre mal défendue.

 

 (Extrait de Kiel et Tanger, 1913, in La dentelle du Rempart, choix de pages civiques en prose et en vers (1886-1936), Grasset, 1937.)

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