Le parlementarisme

Publié le


 

L'instabilité obligatoire

 

Le député reçoit de ses électeurs un mandat d'entrepreneur de crises ministérielles. C'est par la crise et par la menace des crises que les représentants du peuple obtiennent du pouvoir exécutif ces faveurs et ces complaisances qu'ils ont la secrète mission d'obtenir de lui. Il faut que chaque député soit ministre ou ami des ministres. Dans un Parlement de plus de huit cents membres, cette situation exige un roulement dans le personnel ministériel. Il faut que les cabinets se succèdent avec une certaine fréquence.

Dans ces conditions, le contrôle exercé par des ministres aussi éphémères ne peut pas être sérieux. Le propre d'un ministre est d'ignorer son administration. Il travaille à se maintenir et, pour y réussir, il manoeuvre sur le terrain parlementaire. La Chambre, le Sénat, son cabinet d'audience pour le jour où il reçoit sénateurs ou députés, voilà le pays qu'il connaît. Il y excelle quelquefois... Pour le reste, cela va comme cela va, et, fatalement, au plus mal.

Il existe en France, comme partout, une masse d'hommes occupée de son pain ou de son plaisir quotidiens et qui ne sera jamais attentive à son intérêt le plus général et le plus profond.

C'est pour elle que le régime républicain est cruel : car un tel régime la suppose capable de pourvoir spontanément à son propre salut et, comme cela n'est pas vrai, ce régime, si actif quand il se défend, lui, se trouve sans ressources pour la défense du pays qui demeure découvert et démantelé. Ceux qui auraient la mission apparente de prévoir et de préparer sont pressés d'autres intérêts !

 

Absence d'esprit national

 

Logiquement la République est une négation : l'exclusion d'un chef héréditaire, l'opposition à son retour. En réalité c'est un esprit, esprit qui peut s'accorder occasionnellement avec l'intérêt national, mais qui ne peut être cet intérêt, qui doit être tout autre chose, étant un esprit de lutte intérieure, de division intérieure, l'esprit d'un parti, d'un assemblage de partis. L'expérience montre que ce parti quand il gouverne la France est habituellement dominé par d'autres vues que l'intérêt national, vues religieuses, vues sociales, même dans sa politique extérieure : quand il ne gouverne pas c'est bien pis, il se rue sans ménagement contre toutes les réalités nationales, détruisant notre marine au profit de l'Angleterre sous Louis XVI, déclarant la guerre au monde pour le plaisir de renverser le même monarque; puis durant les trente trois ans de la Restauration et du gouvernement  de Juillet luttant sans relâche contre toute la politique de paix, favorable à l'expansion allemande, au progrès prussien, applaudissant plus tard aux reculs des alliés naturels de la France, Sadowa en 1866, les chutes de Charles de Habsbourg en 1918, 1920, 1921.

Je ne crois pas qu'on puisse discuter cette tendance de l'esprit républicain. Elle est confirmée par tous ses actes, elle est attestée par les volumes de ses écrivains en vers et en prose. Il peut se sacrifier à la patrie, comme il peut se préférer à elle : naturellement, il est une autre chose que notre patrie. Il est l'adhésion à une sorte de confession religieuse dont les intérêts temporels ne sont pas nos intérêts nationaux.

 

L'esprit républicain étant ainsi tenté par la défense ou l'expansion de sa propre cause, il court sans cesse le risque du mauvais choix : l'assaut est si puissant, la résistance est si médiocre! Certes, la plupart des républicains sont des Français comme nous, mais, si le patriotisme habite leur coeur, leur esprit politique est formé de conceptions qui sont a patriotes et peuvent tendre à devenir antipatriotes. Que ce mot ne donne par le change ! Patriote commença par signifier citoyen du monde, et il garda ce sens tant qu'il garda une attribution strictement républicaine. Quand l'usage le rendit conforme à son étymologie, il devint plus ou moins suspect. Toute la politique républicaine étant plus ou moins inspirée de méthodes confessionnelles appliquées à l'Europe, appliquées au Travail, à la Vie sociale, détruit la nation, au heu de la conserver comme c'est la fonction de la Politique.

Le règne de la Chambre et, de façon générale, le gouvernement parlementaire en France, évolue donc de plus en plus vers le type du Bénéficier sans obligation ni sanction.

On se fait élire pour profiter et faire profiter quelques grands électeurs. Les véritables républicains, les démocrates de stricte observance, quittent de plus en plus la notion de la communauté des intérêts nationaux. Ils ne connaissent que les leurs, et ils excellent à le montrer tous les jours de leur vie.

C'est la domination des intérêts, passions, volontés d'un parti sur l'intérêt majeur du peuple français, sur les conditions de son existence.

 

 

Le parlementarisme pur, ou le règne de l'argent

 

Nous savons, à n'en point douter, que le parlementarisme ne fut jamais « le palladium de la liberté ».

Seuls d'entre tous les peuples, nous avons eu le parlementarisme tout pur. Pur de l'arbitrage de la monarchie, puisqu'on était en République. Pur de la direction de l'Église, puisqu'on était en anticléricalisme. Pur du contrôle des grands corps nationaux, puisque la Révolution   la Révolution et ses agents exécuteurs : le Consulat, l'Empire   avait tout disposé, non seulement pour détruire ces corps, mais pour les empêcher de se recomposer de façon durable et vivante. Le parlementarisme français ne pouvait même rencontrer ni supporter des garde fous ou des contrepoids comparables à ce qui existe et fonctionne encore en Suisse dans la constitution cantonale, ni même à ce vestige des hautes traditions de la Couronne anglaise que les États Unis appellent leur Haute Cour de justice et que nos réformateurs sur le papier ont l'enfantillage de se figurer pouvoir transplanter d'un trait de plume avec ses qualités d'impartialité et d'indépendance!...

Nous avons eu le parlementarisme tout pur. En d'autres termes, par ce règne des parlementaires, la domination de l'Argent.

La Presse vérifie, jour par jour, anecdote par anecdote, comment, de l'électeur à l'élu, de l'élu au ministre, du ministre encore à l'élu et à l'électeur, tout se traite, se règle et se solde, ou plus ou moins, par de sales histoires d'argent.

 

La république démocratique et parlementaire « est » la centralisation

 

Parlementaire ou plébiscitaire, nulle République ne saurait décentraliser. Mettons tous les points sur les i. Je ne dis pas qu'il n'y ait point de république décentralisée. Je sais l'existence de la Suisse et celle des États Unis. Je dis que, de l'état de centralisation, une république, qu'elle soit parlementaire ou qu'elle soit plébiscitaire, ne peut passer à l'état décentralisé. Et ceci pour une raison bien facile à saisir : les grands pouvoirs publics y sont électifs. Le gouvernement, quel qu'il soit, a donc intérêt, pour se faire réélire, à conserver dans sa main,   le plus nombreux possible,   les administrateurs des services publics, autrement dit à centraliser. Plus il a de fonctionnaires à sa dévotion, plus ce pouvoir central électif a de fortes chances de bien tenir ses électeurs, les fonctionnaires étant le plus précieux des moyens termes entre les électeurs et lui.

Loin donc qu'il puisse vouloir décentraliser, un gouvernement électif doit vouloir le contraire ; le terme naturel d'une république démocratique est, en effet, le socialisme d'État démocratique : le chef d'oeuvre de la centralisation et du fonctionnariat. Le mécanisme de la centralisation administrative est si efficace, ses effets sont si puissants et si continus qu'ils tendent à régir, non seulement les rouages de l'ordre politique, mais les meilleurs éléments du corps social.

 

Conséquences directes de la centralisation

L'intermédiaire

 

Dans un système gouvernemental où trente neuf millions d'hommes, fichés et classés dans des cartonniers innombrables, sont sujets à des règlements généraux uniformes et minutieux pour tout le détail de leur existence individuelle, sociale et civique, la discussion est continue, éternelle et inextinguible sur les modes de l'application : les cas douteux sont innombrables et quelque grave péril de favoritisme que présente le débat de ces cas individuels, l'application automatique de la réglementation comporterait des difficultés morales, matérielles même, et des iniquités plus graves encore. De la loi centralisatrice aux sujets de cette loi, il faut un intermédiaire constant. De l'administré aux administrateurs, il faut un avocat permanent, puissant sur l'administration. Tant que la centralisation l'asservira et l'opprimera, l'électeur aura besoin d'un porte parole, d'un porte parole bien armé, mis au centre des choses, et cet élu devra être fait de sa main, pétri de son. argile, pavoisé aux modestes couleurs de son patelin.

La bureaucratie nationale est un abus que cet abus du parlementarisme tempère. Le député de clocher étant nécessaire au bon peuple, ce besoin populaire donne la mesure naïve du mal obscur mais très profond que fait à l'État le régime centralisé consubstantiel au régime républicain.

Ôtez la centralisation, faites régler sur place, mais régler véritablement, sans l'intervention oblique du parti gouvernant, la plupart des affaires administratives, judiciaires et fiscales qui hérissent l'existence du citoyen roi, la cote d'amour du député aura chance de disparaître. Elle ne peut disparaître en démocratie où la centralisation va croissant, même et surtout quand on s'y amuse à des entreprises de décentralisation de façade.

Le licou des institutions consulaires n'est pas desserré par le député, mais la victime, le citoyen, le peuple, trouve en lui un organe qui lui sert à respirer et à soupirer : son murmure de réclamation repassera par son député, le député qu'il connaît, qu'il fréquente, l'homme d'une circonscription bien déterminée, celui dont il sait faire un représentant réel, un instrument direct.

Le vrai mandat du député ou du sénateur, ce qui en fait la valeur et le prix, s'applique à des opérations, qui dont lieu ni dans la salle des séances ni même dans les couloirs du Palais Bourbon. L'office véritable, le service intéressant de l'élu du peuple consiste à faire des démarches au profit, j'allais dire en faveur de son électeur.

Faveur serait impropre et injuste. Il n'y a point de faveur quand il y a nécessité : et la nécessité, ici, n'est pas douteuse. Le réseau serré et tendu de notre mécanisme administratif nécessite en vérité cette médiation continue entre les bureaux ministériels parisiens et le justiciable de la périphérie.

 

Le seul cas déterminé dans lequel le citoyen puisse obtenir des garanties personnelles contre l'État est celui où il se fait client régulier de quelque puissance élective.

 

La bureaucratie : La prolifération des fonctionnaires

 

Dans un pays normal, fût il constitué le mieux du monde, trop de fonctionnaires exposent l'État à subir beaucoup d'exigences. Mais, quand cet État repose tout entier sur l'élection, il est à leur merci : il suffit en effet. aux fonctionnaires de s'entendre pour le brider, ce qui d'ailleurs n'avance en rien ni leurs affaires ni les affaires du pays.

L'État modèle comporte le plus petit nombre possible de fonctionnaires, tous fonctionnaires d'autorité, bien choisis, bien payés, et bien défendus. Tous les monopoles, toutes les fonctions parasites, toutes les charges qui ne sont pas essentiellement propres à l'État, y doivent être rendus à l'initiative privée. Les anciens salariés de l'État ne doivent point tarder à s'apercevoir qu'ils gagnent mieux leur vie, qu'elle est mieux assurée, et plus indépendante, dans la plupart des branches des industries et des administrations particulières.

 

Le très grand nombre des petites paies est plus coûteux que le petit nombre des gros appointements, et le gouvernement du Nombre comporte cette multiplication des petits fonctionnaires, cette disgrâce tacite mais sûre, infligée aux plus importants : la qualité et l'importance sont sacrifiées rondement! Plus le service social est important, plus il est jalousé, diffamé, politiquement méprisé.

Exemple : le rempart commun de tout et de tous, l'armée en est réduite aux salaires de famine et, comme il existe, en avant de l'armée qui soutient la guerre, un corps d'élite qui a Pour mission de défendre la paix, ce corps, le corps diplomatique est aussi celui dont les indemnités sont les moins proportionnées aux charges'. Fatalité démocratique évidente : ne faut il pas détourner les ressources du salut public au Maintien des monopoles onéreux et à la subvention de la masse électorale, et des agents électoraux ?

 

Ce n'est pas tout. La démocratie abolit naturellement les serviteurs gratuits qu'on pourrait appeler les serviteurs d'honneur qui se dévouaient à l'État en échange d'un peu de prestige, de considération et de dignité. Quand l'État perd sa majesté, quand sa considération est livrée à tous les arbitraires politiciens, quand son prestige n'est plus un nom ni même un mot d'usage courant en conversation, on ne s'empresse guère à le servir pour rien. Lui même, d'ailleurs, n'y tient pas.

Ces sortes de services comportent de l'indépendance et de la fierté : la jalousie, l'envie, l'ombrageux esprit d'inégalité et d'uniformité qui sont le nerf de toute démocratie ne tolèrent pas ces vertus. Ceux qui les ont sont donc exclus, éliminés, de façon presque automatique, des services de l'État : la religion, la classe, l'origine, les idées politiques, autant de prétextes substantiels! Il ne faut pas être dégoûté pour surmonter de telles barrières. Les gens bien élevés qui disposent d'une large aisance et qui seraient fiers de jouer, sans subsides ou avec des subsides dérisoires, un rôle administratif ou judiciaire de premier ou de second plan, les hommes de cette espèce, si fréquents en d'autres époques, ne peuvent qu'être très rares parmi nous. Ils ne s'y frottent même plus 1 Les partis avancés leur ont trop bien marqué le cas qu'on pouvait faire d'eux : le rythme de la démocratie nécessite l'épuration périodique des emplois publics au même titre que l'aggravation cyclique de ses budgets.

  1.  
    1. Il y a, de temps en temps, des " ajustements » variés. Ils sont vite laissés en arrière par les autres dépenses.

 

L'étatisme

 

Il n'y a pas contradiction à résoudre, mais conséquence à remarquer, entre l'étatisme social et l'individualisme social. Un logicien qui part de la souveraineté de l'individu, et qui veut construire un État, peut mourir avant d'être sorti du moi fondamental et d'avoir élevé son système ; mais, s'il le construit, s'il le construit sur ce fondement individualiste, il ne peut concevoir ni réaliser autre chose que le despotisme de l'État Théoriquement, son État, est le plus absolu des souverains absolus, puisqu'il est l'émanation d'un total de souverainetés individuelles incoercibles et qu'il en reçoit toutes les forces, toute l'autorité, toute la majesté. Pratiquement, étant le seul produit de ces volontés souveraines, ne pouvant tolérer de groupe intermédiaire entre l'individu et lui, cet État, tient à la merci de sa loi les personnes et les biens. Chacun se trouve seul contre l'État signe de tous, et toutes les unités peuvent être ainsi broyées tour à tour par la masse unie et cohérente des autres. Celles ci ont droit et devoir de se faire bloc, et celle là, devant leur coalition, ne peut en fait ni en droit que subir.

 

Quand l'État devient tout, l'État n'est plus rien : c'est une thèse qui se soutient et qui se démontre. Mais la même thèse établit que chacun des citoyens tombe alors au dessous de rien.

Quand il faut que tous agissent pour que quelqu'un agisse, chacun cesse d'agir, du moins avec initiative et progrès, et notre activité sociale devient la répétition mécanique, de plus en plus lente, et tendant même à l'inertie, des activités singulières et personnelles qui subsistent encore. La gestion financière de la République affaiblit la production de la richesse . la gestion financière frappe cette faible production de paralysie, tout en redoublant la consommation.

 

Limites de la justice dans la République

 

Notre justice est impuissante en raison de ce fait initial, qui domine la question : on a voulu trop lui donner. On a voulu lui donner tout. On a voulu absorber dans le Juste le Politique, et ramener à l'universalité de l'Ordre judiciaire ce qui est du domaine strict de l'État Un État, ne se passe point de raison d'État. Et c'est parce qu'il y a une raison d'État qu'il faut constituer l'État avec tant de soin ! qu'il faut y concentrer le maximum de la sagesse, de la conscience, de la prudence, de la personnalité et de la justice ! Seul, un État très personnel, très pénétré de ses responsabilités personnelles peut exercer utilement les hautes prérogatives extra judiciaires ou, si l'on veut, hyper judiciaires qui lui sont dévolues. Tant vaudra cet État tant vaudront ses applications de la raison d'État. Si votre État est galvaudé dans les parts, s'il est l'esclave de la Finance ou de l'Étranger de l'intérieur, elles seront fort misérables ; au lieu de servir et de protéger le salut national, sa raison d'État. servira « l'intérêt supérieur de la République », autrement dit les intérêts successifs et changeants des factions.

Les recours au « fait du prince » seront d'autant plus vils qu'ils ne seront ni avoués, ni invoqués directement. La prétention de tout traiter régulièrement, judiciairement et en forme, aura pour effet de fausser jusqu'à la forme même de la justice et de faire recevoir pour l'expression pure de la loi ce qui en sera le travesti. On voudra supprimer toute intervention de l' « arbitraire » pour éviter quelques abus ; mais on aura gagné, en échange, l'hypocrisie judiciaire avec ses interventions continues, ses violations chroniques, ses falsifications endémiques. Quand l'autorité légitime n'existe pas, sa fonction, qui est éternelle et nécessaire, est usurpée par le premier esclave venu. Nul pouvoir supérieur à la loi écrite n'existant, la Loi ne s'incarnant en aucune souveraineté vivante et capable de dire : « La Loi c'est moi », on verra tous les magistrats en venir, par nécessité politique, à frauder la loi, ce qui enlève peu à peu à la loi toute autorité. Une loi que l'on tourne habituellement perd tout prestige et toute valeur.

Elle les perdra d'autant plus que les applicateurs et interprètes de la loi seront eux mêmes diminués et humiliés davantage.

Qui écrira le détail de l'histoire de la magistrature française depuis « l'épuration » de Martin Feuillée ?

Qui comptera les cas dans lesquels les égaux ou les supérieurs du Procureur général Fabre de l'affaire Rochette ont pu gémir sur telles ou telles des « plus grandes humiliations de leur vie » !

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article