La guerre et la paix

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Pour qui voit les choses et non plus les mots, le fléau de la guerre naît du jeu naturel des forces de la vie. Ce n'est pas un état exceptionnel, ce n'est pas un accès merveilleux et rare, mais au contraire l'effet presque constant, toujours redoutable des passions tendues et des intérêts déployés. Il suffit de laisser aller : les unes et les autres aboutissent à la lutte armée, aussi bien entre particuliers qu'entre nations; la Paix qui y met fin naît d'un labeur profond, énergique, puissant, et, dès qu'il s'arrête, elle s'arrête aussi. On ne comprend rien à la paix si on ne la conçoit comme le chef d'oeuvre de l'art politique dans la vie sociale, nationale, internationale.

Pour faire ce chef d'oeuvre, il faut que tous le veuillent. Pour le détruire, il suffit d'un seul. Le perturbateur peut être nous mêmes. Mais il peut être un autre. Raisonner comme s'il suffisait de détruire en nous ou dans quelques-uns d'entre nous, les instincts, les volontés et les forces de guerre, c'est précisément négliger ce qui domine tout le reste.

Qu'en effet, à côté de nous, ces instincts persistent dans un seul groupe de nations ou dans une seule nation, rien n'est fait pour la paix : un seul « chien enragé de l'Europe », quel qu'il puisse être, aura toujours raison de la Paix.

Nous ne troublerons pas la paix si nous sommes justes et sages et si, fidèles à la maxime de nos rois, nous voulons toujours raison garder.

Mais ni notre raison, ni notre justice, ni notre sagesse ne pourront suffire à empêcher la Paix d'être troublée ; nous serions moins raisonnables que des animaux si nous omettons d'apercevoir que la paix du Juste et du Sage succombera fatalement le jour où elle aura le malheur d'éveiller les convoitises extérieures sans paraître assez forte pour sen garder repousser l'agresseur ou l'usurpateur.

Le langage unilatéral des moralistes peut donc paraître adéquat à la solution de ce problème politique à moins recevoir un complément très strict, que l'on peut formuler

ainsi : oui, en un sens, la Paix dépend, tout entière, des vertus morales d'Un seul, mais à la condition de ne pas oublier que, si la Sagesse et la Justice sont des vertus, la Prudence en est une autre, et une quatrième vertu s'appelle Force.

 

Les disciples de Marx traitent d'une sorte de biens que' us les moralistes estiment précieux, légitimes et agréables, mais déterminés, mais comptés et de telle nature qu'ils diminuent quand on les consomme et qu'ils sont amoindris and ils sont partagés. La communauté de ces biens ne peut être poussée que jusqu'à un certain point seulement, il vient toujours une heure où il faut les rendre à la jouissance individuelle et les incorporer à un égoïsme personnel ou collectif, à un " ventre' ». La guerre est presque inhérente au partage de biens semblables : par leur nature même, ils la rendent toujours possible et même menaçante.

 

Le grand producteur, le producteur effréné de richesses matérielles, le travailleur qui s'enorgueillit de créer et de multiplier cette sorte de biens dont l'essence est d'être partagés, crée autour de lui ou en lui des puissances de destruction qui, en se développant, agiront à main armée. Car il créera des jalousies folles. Il s'enivrera lui même de ses propres rêves et pour les mûrir plus rapidement, la suppression de toutes les rivalités s'offrira et s'imposera comme la plus prudente des ambitions. Il lui sera toujours possible de griser pour les entraîner en un mouvement belliqueux, ces éléments moyens qui d'eux mêmes tendraient à préférer les douceurs de la consommation et de la jouissance. C'est ainsi que l'esprit d'équilibre conseillé par le premier degré du travail, de l'épargne et des autres arts dits pacifiques, est promptement rompu par l'esprit d'entreprise et d'initiative attaché à toute technique purement matérielle. Il faut dépasser la conception des richesses divisibles et susceptibles d'être volées pour abolir ce genre de guerre de rapine qui est à la société des nations ce que le vol est à la société des familles.

On se battra moins pour le bien être matériel quand les hommes et les peuples en seront un peu détachés. Hors de ce détachement, hors de cet esprit catholique, toutes les perspectives d'avenir sont guerrières fatalement.

 

Quand bien même les raisonnements du pacifisme économique ne seraient pas faux comme des jetons, ils ne résoudraient rien encore. La question ne sera résolue que lorsque, l'humanité ayant retrouvé une communauté de pensée, une communauté de foi, on commencera à se comprendre un peu entre peuples. Affaire de pensée avant d'être une affaire de sentiment. Affaire de raison avant d'être une affaire de justice ou d'amour.

 

On a parfois raillé, traité de cercle vicieux, la définition de la vie, par Bichat, comme l'ensemble des forces qui résistent à la mort. Ce prétendu cercle est une vue de profonde philosophie qui rend hommage à la qualité exceptionnelle et merveilleuse de la réaction de la vie au milieu des assauts acharnés qu'elle subit de toutes parts.

Ainsi la notion de la Paix, inspirée de son vrai amour et de sa juste estime, doit être conçue par rapport à la multitude infinie des éléments et des puissances qui conspirent tantôt à l'empêcher de naître, tantôt à la détruire à peine est elle née.

Les pacifistes ignorent le prix de la paix : ils supposent la paix toute faite, naturelle, simple, spontanément engendrée sur notre globe. Or il faut qu'on la fasse. C'est le produit de la volonté et de l'art humain. Non, il n'est pas de qualité plus belle et plus noble que celle de pacifique. Mais elle convient uniquement au héros qui la fait. Il ne la trouve pas sous un chou. Pour la faire, il doit manier les outils qui s'appellent des armes. Avant la bombe et la grenade, c'était l'épée. Avant l'épée, la massue et le bâton.

Notre morale a un point faible. Nous croyons que les choses se gardent toutes seules. Nous croyons la paix fille de la nature. Pas du tout. La paix demande beaucoup d'efforts, d'intelligence, de dévouements ou de sacrifices, le passé du genre humain est là pour rappeler qu'aux nations comme aux familles il est plus difficile de conserver que d'acquérir et de conquérir.

 

  1.  
    1. Le mot est de Jules Guesde.

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