Distinctions entre la morale et la politique
On ne peut point baser un raisonnable calcul politique sur l'espérance que le monde entier se trouvera un jour retourné dans le sens de la bonté.
La politique n'est pas la morale. La science et l'art la conduite de l'État n'est pas la science et l'art de la conduite de l'homme. Où l'homme général peut être satisfait, l'État particulier peut être déconfit.
L'ordre de la politique et l'ordre de la conscience soi distincts. La conscience humaine poursuit des fins spirituelles, elle cherche le salut individuel. La politique, qui s'en tient au temporel, s'intéresse à la vie prospère des communautés ; elle détermine les conditions générales du bien public dans les groupes naturels que forment les homme Elle relève donc, comme ces groupes, d'un ensemble de Lois naturelles. Étant donné ces lois, qu'elle s'attache à di cerner et à formuler avec toute la netteté de la science, elle trace et éclaire la conduite des politiques, à peu près comme la physiologie, la pathologie et la thérapeutique inspirent dirigent la conduite des médecins.
Comme il y eut des phénomènes purement chimiques ou physiques dans l'organisation d'un Descartes d'un saint Vincent de Paul, toute société se construit suivant des nécessités naturelles dont il s'agit de connaître exactement l'essence, non d'affirmer ou de contester la justice et le bien fondé. Nous ne savons s'il est juste qu'un fils ne puisse choisir son père, ou qu'un citoyen soit jeté dans une race avant d'en avoir manifesté le libre voeu, le libre choix. Nous savons que les choses ne sont pas maîtresses de se passer autrement. Est il juste qu'une opinion bien intentionnée, quand elle est absurde, puisse perdre un État ? Peut être, mais, pour le salut de cet État l'important ne sera point de décider si la chose est juste, mais de la connaître pour l'éviter. L'infaillible moyen d'égarer quiconque s'aventure dans l'activité politique, c'est d'évoquer inopinément le concept de la pure morale, au moment où il doit étudier les rapports des faits et leurs combinaisons.
La morale se superpose aux volontés : or, la société ne sort pas d'un contrat de volontés, mais d'un fait de nature.
En examinant la structure, l'ajustage et les connexités historiques et sociales, on observe la nature de l'homme social (et non sa volonté), la réalité des choses (et non leur justice) : on constate un ensemble de faits dont on ne saurait dire après tout s'ils sont moraux ou immoraux, car ils échappent de leur essence à la catégorie du droit et du devoir, puisqu'ils ne se rapportent pas à. nos volontés.
Il n'existe point de relation directe entre la perfection morale et la perfection des formes politiques, celle ci étant liée à des objets bien étrangers à la moralité des hommes, comme la condition géographique ou économique de leur terroir.
Scipion s'impose par la douceur ; or, il est moralement très bon d'être doux. Annibal s'impose par la terreur, or il est moralement très mauvais de semer l'effroi Mais ce n'est pas en tant que puissances morales que la terreur ici, et là, la douceur ont agi. Elles ont agi dans une autre sphère, en tant que puissances de sentiment. Un cartésien dirait qu'Annibal aussi bien que Scipion se trouvent dans l'ordre mécanique bien plus que dans l'ordre moral : c'est par des impressions en quelque sorte machinales que ces deux généraux ont été puissants et heureux : la douceur de l'un et la terreur de l'autre correspondaient aux situations que l'un et l'autre visaient. Intervertissez les situations, donnez à Annibal les peuples que Scipion sut dompter par sa bonne grâce, il les soulèvera unanimement contre lui et ainsi se perdra peut-être; donnez à Scipion les peuples qu'Annibal subjuguait par la rigueur, et sa mansuétude pourra bien ne leur inspirer que rébellion. En d'autres termes la tendresse et la dureté, la douceur et la violence, avant d'être des forces morales, sont des forces, et c'est en tant que forces qu'elles agissent en politique, heureuses ou malheureuses suivant le degré, l'instant, ou le lieu de l'application. Qu'est ce à dire ? Que la bonté, ni au demeurant la malice, n'ont pas de vertu propre dans l'ordre des succès et des revers militaires ou politiques : quand un honnête homme est vainqueur, ce n'est pas l'honnêteté qui est victorieuse, ni la méchanceté quand c'est le méchant qui remporte. Ce domaine de la fortune politique est soumis à des lois particulières et spécifiques.