La société

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Conditions de vie de la société

 

Il est bien vrai qu'un très petit nombre d'individus exceptionnellement distingués et puissants transforment une société : ils ne le font qu'en transformant les institutions ou la religion, mais ce n'est jamais en modifiant une à une chaque tête de l'infini troupeau des individus.

« L'individu » en tant que tel, abstrait, l'individu considéré comme unité indifférente pouvant être Pierre ou Paul également, l'individu paraît composer la société ; en réalité, il ne la fait pas : il est fait et défait par elle.

Les individus. agissants ne sont pas des individus. Ce sont des personnes. En s'y prenant très bien, en suivant les règles d'un art délicat et profond, en profitant de l'heure, en bénéficiant des situations, placées en un mot sur les points les plus propices, sachant faire jouer les junctura rerum, les points de conjonction des choses, ces personnes d'élite modifient et réforment le milieu social, et de là seulement il peut résulter pour « l'individu » des progrès correspondants, qui lentement acquis s'incorporent en lui d'âge en âge.

 

Le mythe égalité

 

L'égalité ne peut régner nulle part; mais son obsession, son désir, établissent un esprit politique directement contraire aux besoins vitaux d'un pays : l'esprit démocratique tue la discipline militaire et le peuple a besoin d'une armée ; l'esprit démocratique, par l'envie qu'il distille, tue la concorde civile, la cordialité, la paix entre particuliers, et le peuple a besoin de concorde, de paix, de cordialité.

 

Dans un État puissant, vaste, riche et complexe comme le nôtre, chacun assurément doit avoir le plus de droits possible, mais il ne dépend de personne de faire que ces droits soient égaux quand ils correspondent à des situations naturellement inégales. Quand donc, en un tel cas, la loi vient proclamer cette égalité, la loi ment, et, les faits quotidiens mettant ce mensonge en lumière, ôtant aux citoyens le respect qu'ils devraient au régime politique de leur pays, ceux ci en reçoivent un conseil permanent d'anarchie et d'insurrection. '

 

L'Association : fait de nature

 

Qu'est ce que l'Association ? Y a t il un « droit » d'association pour l'individu ? Ne serait il pas plus exact de dire qu'il y a pour lui un devoir, une obligation et, parlons en meilleur français, une nécessité d'association dans tous les cas où il peut vivre ?

Allons plus loin. L'individu forme t il la société ? La produit il ? Où ? N'est ce pas, au contraire, la société qui forme l'individu ? N'est il pas partout son produit ?

Considérons encore le monde des êtres qui vivent. Il y a des espèces (elles sont très inférieures) où l'individu détermine une sorte de société ; ce sont les espèces où la reproduction s'opère par voie de scissiparité. Un être, dont toutes les parties semblent homogènes et presque identiques, se partage en deux, voilà deux êtres tout semblables. Ce n'est point le cas de l'animal supérieur ; là, il faut un couple, il faut deux individus très différents pour produire un troisième individu. Cet être nouveau ne naît pas d'un générateur, ni même de deux générateurs, mais plus exactement de la société de ces générateurs. L'association est autre chose que l'addition des associés. Et elle commence par paraître leur mère.

Mais, dans le genre humain, d'une part le nouveau né est si faible, d'autre part il est appelé à de tels degrés de développement que la société ne le quitte jamais. Elle le reçoit et le continue, elle l'a précédé et elle le suit ; antérieure et postérieure à chacun de nous, cette grande fée bienfaisante, qui dispose partout de quelques industries et traditions utiles, mais qui, parmi nos races d'Occident, centralise un immense capital civilisateur, notre société humaine (sans être débitrice des plus vastes génies qui ont toujours reçu d'elle bien plus qu'ils ne lui ont apporté) semble la créancière universelle de nos semblables. Vraiment, comme Léon de Montesquiou l'a si bien remarqué dans la Raison d'État, l'on ne peut pas dire : « 1° L'homme ; 2° La société. » Il faut absolument se ranger au parti de dire : « 1°, La société ; 2°, L'homme. »

L'homme associé, tout à la fois groupé et isolé, réglé et libéré par l'association, n'est sans doute pas absolument meilleur que l'homme individuel; il est tout simplement plus apte à une vie supérieure, à la vie de société. Il ose moins pour son caprice. Il a plus d'intérêt à oser pour le bien commun, la communauté qui le presse étant petite et le bien de la communauté plus proche du sien.

 

L'âge de l'association recommence. Les syndicats, les corps, les communautés et les compagnies de tout genre seront à ce XXe siècle ce que les cathédrales ont été au XIIe. La masse collective est devenue si forte qu'aucun individu ne se sentira de courage, de vie, de sûreté et par conséquent de bonheur qu'autant qu'il :?y verra fortement encadré, soutenu et discipliné dans une collectivité secondaire à laquelle le puissent rattacher toutes les fibres de sa chair et tous les ressorts de son âme.

 

Et, si l'on veut savoir le fond de ma pensée, je dirai qu'il en a toujours été ainsi dans tous les temps où l'homme a vécu normalement. L'anarchie générale du XIXe siècle a forgé aux meilleurs un cerveau révolutionnaire dans lequel se déforme la notion naturelle du moi humain. Le vrai moi, le moi spontané, est un nous, ou n'a pas de sens.

Un homme habitué à réfléchir avec rigueur et qui fait le compte de tout ce qu'il est d'autre que soi est terrifié de l'exiguïté et de la misère de son petit domaine strictement propre et personnel. Nous sommes nos ancêtres, nos maîtres, nos aînés. Nous sommes nos livres, nos tableaux, nos statues ; nous sommes nos paysages, nous sommes nos voyages, nous sommes (je finis par le plus étrange et le plus inconnu), nous sommes l'infinie république de notre corps, qui emprunte presque tout ce qu'il est de l'extérieur et qui le distille en des alambics dont la direction et le sentiment même nous échappent complètement.

 

La société n'est certes pas un grand animal dont les individus ne seraient que les cellules subordonnées. Mais elle n'est pas non plus une de ces « mises en commun » de volontés que l'on appelle, en Droit, des associations.

La société n'est pas une association volontaire : c'est un agrégat naturel.

Elle n'est pas voulue, elle n'est pas élue par ses membres. Nous ne choisissons ni notre sang, ni notre patrie, ni notre langage, ni notre tradition. Notre société natale nous est imposée. La société humaine fait partie des besoins de notre nature. Nous avons seulement la faculté de l'accepter, de nous révolter contre elle, peut être de la fuir sans pouvoir nous en passer essentiellement.

 

Pour l'esprit réaliste, averti par l'histoire, s'il n'est pas déformé par une fausse histoire du Droit, la vraie garante du droit individuel s'appelle d'abord la société, ensuite l'association.

Ayez une société solide, et dans laquelle le premier noyau social, la famille, soit fort : les droits primordiaux, qu'ils soient religieux, domestiques ou scolaires, auront leur ligne de repli et de défense.

Ayez des associations puissantes, des associations de métier notamment, et les autres droits essentiels trouveront leur assiette et fondement.

Ayez un État bien construit et ces droits distincts, divers, parfois en conflit, ne feront pas de la cité leur champ de bataille, parce que l'ordre public se trouvera aussi pourvu d'un garant de chair et d'os, son magistrat intéressé et responsable. Hors de là, vous n'aurez rien que partis qui se battront, intérêts qui s'entre tueront.

 

Dans une société bien faite, l'individu doit accepter la loi de l'espèce, non l'espèce périr de la volonté de l'individu.

 

Une législation individualiste ne considérant que l'individu, sans tenir compte de la position qu'il occupe dans le monde, de sa famille, de sa classe, de son pays, de son travail, cette législation prétend sauver en premier lieu et faim respecter les droits de chacun. Elle inscrit, en effet, en très beaux caractères, cette maxime que de pareils droits sont infiniment respectables et qu'il faut les saluer très bas. Mais chaque individu, isolé au nom de la loi,  se trouve incapable d'assurer l'exercice de ces fameux droits. Le voilà livré, sans défense, aux quelques organisations qui ont pu se créer en dépit de la loi ; leur échappe t il, il retombe sous les puissances de l'État, qui ont la loi pour elles par dessus le marché.

 

Au point de vue du bonheur et de la défense de chacun, il n'est rien de plus important que ces sociétés secondaires et intermédiaires, celles qui garantissent le foyer, la vie locale et le métier. Mais pour qu'elles existent et résistent, il faut un autre pouvoir.

 

Il suffit de rien pour détruire. Il faut des années d'efforts, de labeur, de patience pour créer. Le sale souffle d'un rhéteur suffit à ruiner. La croissance des sociétés est plus lente que celle de l'embryon, du nourrisson et de l'enfant; leur chute est relativement plus rapide encore que celle de l'être vivant que supprime une balle ou un coup de couteau.

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