Les lois

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D'après Comte, la politique, fille de la biologie, enferme, comme une autre science, des lois précises, antérieures et supérieures aux volontés des hommes : c'est par rapport à ces lois naturelles que les législations doivent être jugées.

Une juste loi politique n'est point une loi régulièrement votée, mais une loi qui concorde avec son objet et qui convient aux circonstances. On ne la crée pas, on la dégage et on la découvre dans le secret de la nature des lieux, des temps et des États.

 

Les formules politiques ne sont pas des gaufriers, et si les lois des nations, comme les lois du monde et de l'homme, sont immuables, il faut voir que toutes les situations de l'histoire et de la géographie sont originales.

Elles ont quelque chose d'unique qui doit être traité comme tel.

 

Il ne s'agit nullement de lois du devenir, de lois du mouvement des sociétés, de lois de leur dynamisme, mais bien des lois de leur état .

Il ne s'agit pas de déterminer la loi (jusqu'ici inappréhendée) suivant laquelle s'est ou se serait opérée l'évolution du genre humain ou de l'Occident civilisé, loi qui, si elle était connue, permettrait une déduction générale de l'avenir

Non : il s'agit des lois suivant lesquelles se présentent certains faits, qui ont coutume de ne point surgir séparément.

Lois comparables à celles dont la nature et le laboratoire suivent l'action chaque jour. Elles consistent en liaisons constantes, et telles que, l'antécédent donné, on peut être sûr de voir apparaître le conséquent. Par exemple, l'élévation de l'eau à cent degrés et le phénomène de l'ébullition. Par exemple, l'avènement de l'élection démocratique et le phénomène de la centralisation. On peut empêcher l'eau de s'échauffer à cent degrés, où elle bout : on ne peut l'empêcher d'y bouillir. On peut empêcher la démocratie élective de se produire : si elle se produit, on ne peut l'empêcher de centraliser.

Autant la recherche des lois du devenir des sociétés semble avoir donné jusqu'ici des résultats flottants, chanceux, discutables, stériles, autant la poursuite des constantes régulières et des lois statiques se montre certaine et féconde. Ce que l'on raconte de leur complexité n'est qu'un sophisme paresseux. Qu'est ce qui n'est pas complexe ? Quelle complexité bien étudiée ne rentre pas tôt ou tard dans le simple ? Ce qu'on ajoute pour exclure la connaissance politique de la vérité afin de la réduire à une vague vraisemblance vient de pauvres esprits trop intéressés à ne pas savoir.

Car s'il est vrai que l'expérience politique, au sens strict, est pure observation historique et échappe à une expérimentation proprement dite, c'est à dire, et cela va sans dire, à l'expérience du cabinet de chimie, il est vrai que cette large et claire expérience du passé épanche sur le théoricien politique un rayon de lumière dont le chimiste ne connaît point l'équivalence et que le physicien doit supposer et calculer. Le théoricien politique observe la suite et l'enchaînement des faits. Mais, d'autre part, ce qu'il sait de l'homme lui permet de saisir aussi ce qui engendre ces événements : le jeu intérieur des passions, des idées, des intérêts humains se montre à lui pur et nu, de sorte que son observation ne s'arrête pas aux signes, aux phénomènes, elle en saisit les raisons d'être, les génératrices. Dès lors l'historien ne se contente pas de voir et de faire voir que la démocratie électorale a pour effet de centraliser, il dit pourquoi cette chaîne est constante. Son observation est aussi une explication : le pouvoir né du vote est obligé, pour ne pas périr, de s'assurer des votants ; rien n'étant plus à craindre pour ce pouvoir que les libertés de ces votants, il est automatiquement induit à les confisquer une à une. Cette psychologie serait sensible à la raison. Mais elle est attestée d'ailleurs, motifs et mobiles, par les discours et les écrits des contemporains de l'événement observé. Impossible de raconter le fait sans faire des allusions à ce qui se passe dans la tête et le coeur de ceux qui l'ont produit.

Dans le laboratoire de l'Histoire universelle, l'homme se trouve être sujet et objet de l'expérience. Mais cette situation paradoxale est peut être ce qui donne aux conclusions de l'histoire politique une valeur qui n'appartient pas à celles du chimiste. Le chimiste en est réduit à des conjectures sur ce qui se passe à l'intérieur des corps interrogés   l'historien et le politique connaît, par le dedans, comme les atomes les plus secrets de la cause spirituelle des réactions dont il est le témoin.

  Soit ! Mais alors, quel profit à cette connaissance?

  Eh bien ! si nous possédions la loi d'évolution du monde et la courbe gubernatrice de l'avenir, il nous serait facile de dire absolument ; à telle date, en telle circonstance, tel événement sera.

 

Nous n'avons pas cette Loi, mais nous avons des lois, des constantes et celles ci nous permettent de dire : si ceci arrive, cela arrivera. Telle cause posée, tel effet jaillira: ce point noir sur l'horizon marin annonce tel et tel orage. Si le Nombre des voix gouverne, l'Argent gouvernera après lui ; si la démocratie parait, voici que viendra la ploutocratie. OÙ naît la démocratie, naîtra la centralisation, etc.

 

Revenons sur nos pas. Si la politique peut être objet de science, il faut bien que les institutions primitives ne naissent point d'actes personnels comme les volontés, d'une convention, d'un contrat débattu entre des entités indépendantes, maîtresses de leur sort. Le postulat de la science positive, c'est que les sociétés soient des faits de nature et de nécessité. Mais, dès les débuts de cette jeune science, le postulat s'est vérifié. On n'a point trouvé trace du contrat primitif, ni du primitif solitaire, toute société humaine est apparue la contemporaine de l'homme. La loi, la loi civile et politique elle même, est apparue un rapport découlant de la nature des choses conformément à la définition de Montesquieu et contrairement à la définition démocratique de la Déclaration : «La loi est l'expression de la volonté générale. » Rapport de convenance ou rapport de nécessité, la loi échappe à l'arbitraire : elle ne se décrète point librement, mais ressort de l'examen de situations qui ne dépendent pas de cette « Liberté ».

Tel fut le premier mot de la science politique à peine formée.

Le second mot qu'elle écrivit ne fut pas moins considérable, car ce fut le mot d'organisation.

Quand les Français seront devenus dignes de comprendre la portée et la profondeur du langage qu'ils ont hérité de leurs pères, ils ne diront plus organisation, ils retourneront au mot propre et diront ordre. Au lieu d'organiser, les verbes ordonner ou mettre en ordre prévaudront.

 

Un troisième mot d'une importance infinie est prononcé par la science politique. Elle enseigne que les sociétés qu'elle examine ne se composent nullement d'individus, mais de familles.

L'individu n'est pas une unité sociale. La famille constitue seule cette unité. Les sociétés ne sont pas faites pour un âge d'homme : elles se développent au delà. Jusqu'à quel point ? Nous ne savons...

Mais l'existence de cette large vie qui nous enveloppe et qui nous soutient ne fait pas de doute. Pratiquement les sociétés sont peut être des immortelles. Je ne vois pas pourquoi les plus fortes ne dureraient pas autant que le genre humain. En tout cas pour les concevoir il faut les concevoir historiquement.

 

Un quatrième point s'établit dans la science politique, c'est le critère des sociétés. Quel est il ? Une vie prospère. Le Play invoque à chaque instant les exemples des sociétés prospères.

Ce fut surtout suivant ce critère empirique, et d'après l'état de la France et de l'Europe contemporaine qu'ont été jugés et condamnés les principes démocratiques et révolutionnaires par Renan, Taine, Balzac, Bonald, Burke, Macaulay, quelques autres.

La politique en arrive donc à se définir : la science et les conditions de la vie prospère des communautés. Un principe mortel, ou qui entraîne la diminution de la santé et de la prospérité générales, se trouve donc réfuté désavoué automatiquement par cette science.

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