Le progrès

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Il ne faut pas croire au progrès général du monde. Il y a des progrès.

Il y en a eu, et d'immenses, il peut y en avoir. Il n'y a pas d'avance régulière ni d'amélioration croissante, automatique des valeurs humaines dans le genre humain. L'homme historique (car on sait à peine ce que c'est que l'homme préhistorique) est partout le même, ou très peu s'en faut. Un point a été gagné, un seul, au Moyen Âge, par la prédominance d'un pouvoir spirituel reconnu de toute la République chrétienne, l'unité de ce pouvoir unique.

Ôtez cette unité vivante, comment voulez vous que procèdent les rivalités de passions et d'intérêts multipliées par l'inintelligence ou la mésintelligence profonde des idées, des préjugés, des croyances, des langues ?

Le train du monde n'est pas une courbe régulière ascendante, ni d'ailleurs descendante, c'est une ligne brisée, avec des hauts, avec des bas.

 

Il s'en faut que notre pensée se soit accélérée moitié autant que la vitesse de nos trains, et notre joie de vivre, si elle a augmenté, n'a point correspondu à la variété croissante des distractions et des tentations qui s'offrent à nous.

 

Sous l'universel changement qui nous abuse et nous enivre se cache quelque grande et profonde loi d'immobilité ou tout au moins d'équivalence compensatrice dans l'oscillation des divers changements...

... Rien peut il rompre l'équilibre mystérieux, sans lequel la fortune et le plaisir de l'homme iraient déjà au ciel?

 

Le désir et l'espoir du progrès humain, c'est à dire d'une continuité de gains collectifs, gardés d'âge en âge et dont la somme l'emporterait toujours sur la somme des perles, me paraissent des sentiments d'un ordre excellent et qu'il convient de cultiver, en même temps que de surveiller, dans les jeunes âmes.

 

Mais rien n'assure que ce désir et cet espoir doivent être vérifiés dans les faits. En d'autres termes, je ne vois aucun moyen d'établir sainement comme un principe de philosophie naturelle, que le progrès humain soit fatal, ni non plus que, depuis deux mille cinq cents ans, depuis l'année de l'achèvement du Parthénon, si l'on veut, les hommes pris en corps ou, si l'on préfère, l'humanité occidentale ait fait aucun progrès sensible. On dit que le signe évident du progrès est un respect croissant des légères formes vivantes. le ne crois pas qu'on puisse estimer un progrès le respect de la hache pour le criminel homicide.

 

Que renferme l'idée de progrès ?

 

... La persuasion où l'on est que les arts, les sciences et tout l'oeuvre humain vont toujours du même pas est l'une des plus florissantes de nos idées reçues. C'est par elle, sur elle qu'on juge, qu'on induit et déduit... Sur elle reposent des systèmes entiers d'histoire artistique et morale.

C'est en vertu de cette idée qu'on veut à toute force établir que nos ancêtres du Moyen Âge, excellents architectes, devaient être de bons poètes bien qu'ils fussent assez médiocres en poésie. Et c'est d'après la même idée qu'on impose au vieil Homère un art, une langue et un goût de barbarie, les joailliers, les potiers et les statuaires de son époque étant encore plongés dans cette barbarie, bien qu'on ne puisse comparer sans injustice la divine grâce d'Homère au bégaiement de l'art mycénien.

 

Cette fausse idée de Progrès, telle qu'elle se pose dans les cervelles lettrées (elle a une expression plus sommaire chez l'ignorant), cette idée résulte donc d'une double opération d'anthropomorphisme.

1° On imagine chaque temps comme un être unique, dont toutes les parties sont des organes solidaires qui se développent d'une façon simultanée et concordante ;

2° On conçoit les temps successifs comme une suite d'accroissements réguliers continus de la même personne...

Ces deux conjonctures gratuites ont d'ailleurs rendu des services appréciables aux philosophes qui savaient l'art de les manier. Feignons un moment de les adopter l'une et l'autre. Elles ne suffisent pas à justifier l'idée du progrès comme on la formule aujourd'hui, car il reste à prouver quelques autres petites choses.

Si l'humanité forme un être unique et si chacune de ses phases forme un vivant système et un tout bien lié, rien ne prouve, premièrement, que cet être n'est pas d'un autre règne de la nature dans lequel la courbe à trois termes (naissance, développement et décadence) est remplacée par quelque autre rythme soit plus simple, soit plus complexe, par exemple des alternances d'éveil et de sommeil ainsi qu'on en observe chez quelques infusoires, ou tout régime de succession et de mouvement que l'on voudra imaginer.

Si l'on sacrifie cette première difficulté et qu'on admette que la loi de l'humanité soit celle que suivent les animaux supérieurs, rien ne prouve, secondement, que notre espèce n'ait point dépassé le point fixe de la maturité et que, cette saison de perfection, d'apogée et de plénitude ayant été jadis atteinte, nous ne venions sur le déclin.

Il faudrait donc, pour affermir l'idée de progrès, ajouter cette troisième conjecture, tout au moins aussi gratuite que les autres :

3° Ce grand Être dont nous discernons l'unité dans chaque époque et dans la suite des époques est en deçà de l'âge mûr et sa croissance dure encore.

Je sais  bien qu'on peut éviter ce postulat en recourant à celui ci

3° bis. C'est un grand Être d'une sorte particulière, qui a le pouvoir de se développer indéfiniment.

Le parti semble fort commode. Mais remarquez q l'adoptant on change brusquement de méthode : après avoir prêté à l'humanité les deux premières phases de la vie de chacun de nous, naissance et organisation, on lui refuse la troisième et, lâchant brusquement cet anthropomorphisme ou ce zoomorphisme, on l'imagine comme un Dieu. On l'absout de la dégénérescence, on la délivre de vieillir, on la tient quitte de mourir, on lui suppose des forces inépuisables ; on lui. donne la perspective du mouvement perpétuel, du perfectionnement sans limites... Voilà un remarquable défaut d'esprit de suite en un calcul qui exigerait le plus grand luxe de rigueur logique et de vigilance critique.

 

Il est vrai que cet acte d'incohérence est fructueux.

En niant la possibilité de la décadence, on désarme à l'avance toute critique. Rien n'autorise cet acte de foi dans le progrès indéfini du genre humain, assertion invérifiable; mais rien non plus ne le dément.

Alléguer les pertes ou les déficits évidents et les régressions manifestes ne servirait qu'à susciter une distinction spécieuse entre les apparences et la réalité. Dire que notre globe ou que le soleil qui l'éclaire, en se refroidissant, diminueront et finalement ruineront les conditions de la vie humaine, c'est vouloir se faire répondre que le génie humain suppléera aux insuffisances de l'avare nature : les terres, les soleils voisins nous fourniront le calorique nécessaire, et nos neveux maîtres des espaces du ciel en seront quittes pour troquer cette médiocre demeure contre un astre plus beau, quand elle . sera devenue inhabitable . il leur suffira de savoir vaincre par la raison un petit sentiment de chauvinisme cosmographique.

 

Je répète donc qu'une foi rigoureuse, ingénieuse et peu délicate en matière de preuves défendra toujours le vieux dogme du Progrès, formulé en ces termes contre tous les assauts des esprits examinateurs. Mais cette foi est d'ordre mystique, non «scientifique », bien qu'elle ait usurpé souvent le dernier titre. On acquiert cette foi, comme je vous l'ai exposé, par un changement de méthode qui constitue une faute de logique : on s'y maintient par l'imagination et le sentiment.

Peut être donc qu'il conviendrait aux progressistes de déployer moins d'arrogance et moins d´orgueil envers la foi religieuse des âmes les plus simples ; car, en somme, la leur ne diffère à aucun degré ni en aucun point de la foi du charbonnier lorsqu'elle repose sur le postulat que j'ai dit.

 

Laisseront ils le postulat de la croissance illimitée et se rangeront ils à cette conjecture que la race humaine soit un jeune organisme à peine échappé de l'enfance ? Ceci est plus logique, mais non pas plus certain. Il est fort bien de concéder au sens commun que notre genre humain, conçu comme un être vivant, est condamné un jour à périr comme le fruit quand il a mûri ; mais que la fleur soit à peine achevée, que le bouton ne fasse que d'éclore, voilà qui est moins assuré.

Toutefois, l'opinion demeurant invérifiable, prendrait quelque valeur et mériterait de la considération si elle était enracinée dans la pensée de la plupart des hommes. Or pourrait y voir un signe de verdeur et de nouveauté, et un indice de la secrète jeunesse du monde, analogue à ce bouillonnement

de verte sève sous l'écorce noirâtre et dénudée encore, à laquelle parviennent les souffles du premier printemps. Ici le sentiment, bien constaté partout, ferait une grave raison.

Pourquoi faut il que ce sentiment soit presque introuvable ? C'est de vieillesse que se plaignent tous les hommes, si jeunes soient ils, et si nouveaux que soient leurs groupes dans l'histoire ; l'adolescence, avec ses troubles, ses chaleurs et ses espérances diffuses, ne s'accuse ni dans leurs actes, ni dans leurs discours. Partout, même chez nous, lorsqu'on parle instinctivement et qu'on suit la nature, c'est les Anciens que l'on invoque, c'est du Passé qu'on tire sa gloire ou sa richesse, c'est dans l'Expérience que les savants comme les ignorants se réfugient et se retranchent en cas de difficultés.

Si l'on écoute le coeur de l'humanité, elle ne semble se souvenir que de l'Âge d'or ou du premier Paradis. Ce sentiment de mélancolique regret est général ; ce qui est fort peu répandu, au contraire, ce qui est exceptionnel, particulier *à un peuple, à une caste, en un moment très limité de leur histoire, par exemple aux Français de la Révolution et de l'Empire, aux Anglo Saxons contemporains, aux marchands de porcs américains vers 1868, à quelques électriciens d'aujourd'hui, c'est cette forte foi, qui confine à l'ivresse, dans l'avenir de leur race ou de leur métier, dans les progrès du genre de civilisation que leur rang représente ou que crée leur effort. Encore baisse t il, et laisse t il voir l'origine artificielle, livresque et scolaire de ses nuées et de ses fumées.

Pourquoi ne pas laisser son nom à l'espérance ? Pourquoi du juste orgueil des espaces terrestres et célestes vaincus, de la nature maîtrisée et humanisée, vouloir à toute force exprimer un dogme que rien n'autorise ?

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