La force
Il y a des faiblesses tyranniques, des débilités méchantes et des vaincus dignes de l'être, comme il y a des victorieux bienfaisants, des héros de l'énergie et de la puissance à qui l'humanité doit d'immenses progrès, des colosses de santé et de force qui ont mérité la bénédiction du passé et de l'avenir. La force en elle même, dépouillée de ses caractères adventices et circonstanciels, la force qui n'est encore au service ni du bien ni du mal, la force nue est par elle même un bien, et très précieux, et très grand, puisque c'est l'expression de l'activité de l'être. Il est imbécile d'en vouloir ignorer les bienfaits.
Il ne faut pas se lasser de le redire, pour décourager le sophisme malfaisant : la force par elle même, réduite à elle-même, est un bien. Cela ne veut pas dire qu'elle fait toujours bien ou qu'il n'y a pas de plus grand bien.
Bonne en elle même, elle est aussi capable des plus grands bienfaits comme de défendre la patrie, du punir le crime, de venger l'honneur ou de protéger l'innocence.
Mais comme elle est capable de tout, il lui faut comme première garantie une règle et, mise au service de la meilleure cause, un ordre. L'ordre contribue à la rendre entièrement et complètement efficace. Mais l'ordre la retient aussi au service de ce qu'elle prétend servir ; l'ordre l'empêche de se retourner malgré elle contre ce qui lui est cher. Toute force désordonnée est exposée à ce péril.
Pour modérer la force il reste la Raison, c'est à dire le sens de la mesure et des proportions intellectuelles, il reste ce sens civique qui ajoute aux ordres supérieurs de l'esprit je ne sais quel principe de cordialité, de bonhomie, je voudrais oser dire de charité, qui ne veut pas la mort du coupable, mais qui veut, et qui veut bien, son amendement.
Il reste aussi cette clarté, cette franchise, suite naturelle de la rectitude de l'esprit, qui ne permet ni hypocrisie ni déguisement, mais qui va droit devant soi, visière haute et poitrine découverte, cette sérénité tranquille qui convient à ceux qui ont assumé librement de nobles missions.
Les théories de la force ne sont pas du tout en contradiction avec la doctrine de solidarité, et, de toute façon, l'entraide humaine a besoin d'être forte pour se protéger ou pour être protégée contre la violence.
S'il n'y a au monde que la force qui vaille, il apparaît indispensable d'être forts ; s'il y a autre chose, si, comme nous le pensons, il y a mieux, et beaucoup mieux, il est plus nécessaire encore d'être fort et puissant pour sauver ou pour développer ces vrais biens.