Chapitre II

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Chapitre II Du premier ministère. Son esprit

Lorsqu'en 1814 le ministre des affaires étrangères fut parti pour Vienne, il laissa derrière lui une administration polie, spirituelle, mais incapable de travail, portant dans les affaires, pour lesquelles elle n'était point faite, cette humeur que nous ressentons lorsque notre secret se découvre et que notre réputation nous échappe.

Quand on en est venu à ce point, on est bien près de se précipiter dans les faux systèmes. Effrayé de l'habileté que demande la direction d'un gouvernement représentatif, incapable de concevoir une vraie liberté, aigri contre une sorte d'opposition que les principes constitutionnels font naître à chaque pas, manquant de force ou d'adresse pour conduire les choses et se sentant entraîné par elles, on finit par ne vouloir plus les gouverner. Alors on s'en prend à tout ce qui n'est pas soi, à la nature des institutions, aux corps, aux individus, du mécompte qu'on éprouve, et, croyant faire une excellente critique de ce que l'on a, lorsqu'on ne fait que montrer sa faiblesse, on laisse périr la France au nom de la Charte.

C'est ce qui arriva au premier ministère. Il ne demanda aucune loi répressive, hors la mauvaise loi contre la liberté de la presse ; il ne songea à se garantir d'aucun danger, et lorsqu'on lui disait de prendre telle ou telle mesure, il répondait : La Charte s'y oppose. Le ministère se divisa et s'affaiblit encore par cette division.

On vit éclore dans la majorité du ministère cette opinion développée depuis dans l'école, que les chambres ne sont qu'un conseil assemblé par le roi, qu'il n'y a point de gouvernement représentatif, que toutes ces comparaisons de la France et de l'Angleterre sont ridicules, qu'on peut très bien se passer de lois et gouverner avec des ordonnances.

Les buonapartistes s'arrangèrent parfaitement de ce commentaire de la Charte : il était au moins impolitique, par conséquent il pouvait amener une catastrophe, et ils ne demandaient pas mieux. Si cette application des principes constitutionnels ne produisait pas une crise, elle conduisait au despotisme, et, malgré leur premier amour pour la liberté, le despotisme est fort du goût de nos fiers républicains. Ainsi tout était à merveille.

Quand on a assez de lumières pour s'apercevoir qu'on se trompe et trop de vanité pour en convenir, au lieu de retourner en arrière, on s'enfonce dans ses propres erreurs. C'est la marche et la consolation de l'orgueil. L'esprit du ministère s'exaspéra. Lorsqu'on allait se plaindre d'un mauvais choix ou proposer un royaliste, on répondait : " Nous irions chercher partout un buonapartiste habile pour le placer, s'il voulait l'être. " Les buonapartistes n'ont pas manqué, et Buonaparte est revenu. Peu à peu il fut reconnu qu'aucun homme n'avait de talent s'il n'avait servi la révolution ; et cette doctrine, transmise soigneusement de ministère en ministère, est devenue aujourd'hui un article de foi.

Et pourtant la majorité du ministère qui fonda cette doctrine comptait parmi ses membres d'excellents royalistes connus par leurs généreux efforts contre la révolution, des hommes d'une conduite pure, d'un caractère désintéressé, et qui n'avaient fléchi le genou devant aucune idole. Ainsi la sentence qu'ils avaient portée retombait sur eux ; car, s'étant tenus noblement à l'écart dans les temps de bassesse, ils se déclaraient par leur propre système incapables d'être ministres : il est vrai que leur exemple a justifié leur doctrine.

Au reste, rien n'est plus commun que de voir la vanité blessée embrasser, contre son propre intérêt, les plus étranges opinions. Quiconque aujourd'hui, par exemple, fait une faute passe aussitôt dans le système révolutionnaire. Les amours-propres humiliés se donnent rendez-vous sous ce grand abri de tous les crimes et de toutes les folies : là se rencontrent la plupart des hommes qui se sont mêlés plus ou moins des affaires de France depuis 1789 jusqu'à 1816. Différents, sans doute, par une foule de rapports, ils se touchent du moins dans ce point : mécontents d'eux-mêmes et des autres, ils mettent en commun les remords de la médiocrité et ceux du crime.

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