La Difficulté VIII. — Les anciens privilégiés

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Du jour de leur élévation les nouveaux promus ont fait une découverte. Ils s'aperçoivent que tout n'est pas dans les livres. Ils se disent que l'expérience, l'habitude des hommes, le maniement des grands intérêts sont des biens. Ils découvrent aussi les antiques distinctions de vie et de mœurs, la supériorité des manières ; chez les femmes, l'affinement et la culture souveraine du goût. Ils en font aussitôt grand état et le laissent voir. Les anciens privilégiés ne peuvent manquer d'y prendre garde à leur tour et s'aperçoivent en même temps de leur force. Avec ce sentiment se forme en eux quelque dédain pour une espèce d'êtres autrefois redoutés, qu'ils ne regardent bientôt plus qu'en bêtes curieuses.

Je ne prétends pas que, pendant les cinquante ou soixante dernières années, le vieux monde français ait su cultiver le dédain avec ce vif discernement qui aurait égalé un profond calcul politique. La sagesse eût été de réprimer de mauvais sourires et de retenir des affronts qui furent souvent payés cher. L'état inorganique de la société, l'instabilité des gouvernements ne permettaient, de ce côté, que des mouvements de passion. Ni politique orientée, ni tradition suivie. Confrontée avec les parvenus de l'Intelligence, la vieille France s'efforçait de faire sentir et de maintenir son prix ; tout en les accueillant parfois, elle fut loin de les subir, comme elle avait subi le monde de l'Encyclopédie. Ces sauvages ne demandaient qu'à s'apprivoiser ; ils étaient donc moins intéressants à connaître. Ils la cherchaient ; elle avait donc intérêt à se dérober. Elle le fit, plus d'une fois à son dommage.

Cependant, une grande bonhomie, bien conforme au caractère de la race, présida longtemps encore aux relations, quand il s'en établit, entre les deux sphères. Rien n'était plus aisé, au sens complet d'un mot charmant, que l'accès de certaines demeures anciennes et de leurs habitants, fidèles aux mœurs d'autrefois. La plus exquise des réciprocités, celle du respect, faisait le fond de la politesse en usage. Une vie parfaitement simple annulait en pratique la plus voyante des inégalités, qui est celle des biens. À l'idôlatrie, dont la fin de l'ancien régime avait honoré le moindre mérite intellectuel, succédait un procédé beaucoup plus humain, qui avait l'avantage de convenir aux esprits délicats, qu'eût choqués l'excès de jadis. Un homme de haute intelligence, mais sans naissance et sans fortune, fut longtemps assuré de trouver dans les classes supérieures de la nation cet accueil de plain-pied, dont tout Français né patricien, même s'il vient du petit peuple, éprouve au plus haut point la nécessité, presque la nostalgie, pour peu qu'il se soit cultivé. Ce que Paul Bourget appelle un désir de sensations fines se trouvait ainsi satisfait par le jeu de quelques aimables conjonctures. Le roman, le théâtre, les Mémoires des deux premiers tiers de ce siècle témoignent de cet état de mœurs, devenu à peu près historique de notre temps, car il ne s'est guère conservé qu'en certaines provinces.

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