Le droit et la loi
J'ai toujours cru que le privilège des droits représentait aussi le privilège des devoirs.
L'expérience de la nature des choses établit que le domaine du droit commun est fort restreint et qu'il y a, tout au contraire, une multitude de droits privés. Chaque groupe d'hommes, qui a sa vie particulière, mérite un traitement particulier. Qui se « privilégie » veut être traité conformément à son privilège, et quand ce voeu n'est pas exaucé, le sujet souffre, tout d'abord dans le corps dont il fait partie et secondement en lui-même, par suite de la déconsidération et du relâchement qui, de toute nécessité, atteint ce corps.
Le droit, pour s'imposer et même pour subsister, a besoin qu'on le fasse valoir, qu'on le soutienne et qu'on le publie. Il suppose l'activité ou s'évanouit, peu à peu, dans le sang et les cendres des hommes massacrés et des édifices incendiés, puis dans le froid sublime de ces espaces vides où va s'éteindre l'éclat de voix du plus véhément des rhéteurs.
C'est ce que les rhéteurs ne comprendront jamais. Ils passent leur vie à personnifier « le droit ». Mais les hommes d'action et les hommes d'analyse se demandent ce que peut être cette personne sans sujet, ce droit sans substrat vivant : à leur tour de ne pas comprendre l'antithèse qui traîne partout, ce droit qu'on oppose à la force, cette force dont on veut faire l'opposé du droit! Autant mettre en opposition le triangle et la couleur. Il y a des triangles colorés, il peut y avoir des couleurs étendues en surfaces triangulaires. Je ne conçois pas un droit qui serait abstrait, qui serait séparé d'une personne morale ou matérielle en qui il existe, et c'est à dire d'une force.
Il y a la force, plus ou moins forte, qui a droit ; il y a la force plus ou moins forte qui a tort ; mais l'être de raison qui, sans aucune force, serait le droit ou aurait le droit, c'est ce que je ne puis concevoir.
Le droit, qui a besoin de la force pour être reconnu, en a besoin encore pour être.
La déduction juridique part des principes du Juste et de l'Injuste, ses notions premières représentent déjà la deuxième ou la troisième puissance d'une haute abstraction, et ses définitions si vastes sont nécessairement flottantes quand il s'agit d'en adapter la généralité à la vie pratique : entre la multitude des faits particuliers souvent très divers, et qui parfois se contrarient, l'esprit est à peu, près fatalement induit à perdre de vue les raisons impersonnelles d'arrêter son choix ou même de conduire son attention ; c'est alors qu'à défaut des raisons impersonnelles, apparaissent les autres : le motif personnel surgit, actif et vigilant, et l'idée du droit ne reste plus éclairée et guidée que par l'idée du moi, de ce moi qui n'est pas sans droits, mais qui prétend les avoir tous et qui gouverne instinctivement les démarches de la pensée vers son intérêt seul, parfois compris dans un sens tyrannique, mais toujours, à quelque degré, insoucieux du bon ordre, inconsciemment favorable à quelque anarchie.
Me préservent les cieux de dire que le Droit mène à l'anarchie, lui qui veut au contraire la régler et la pacifier! Mais il est né guerrier. A mon avis, la préférence donnée à la méthode juridique sur la méthode empirique doit convenir aux sociétés florissantes, fortement assises sur des principes qui éclatent de toute part et Sont obéis de chacun.
Séparez l'homme de sa famille, de sa nation, de son métier, dites lui qu'il est roi, dites lui qui est Dieu, et enivrez le de ridée de Justice, vous verrez de quel coeur il comptera les torts qui lui seront faits et quelles pourront être ses indulgences pour les torts qu'il lui arrivera de faire à autrui! Ce juge est trop partie, une partie trop intéressée et trop passionnée pour qu'il soit raisonnable de lui déférer théoriquement tout litige. Celui qui se reconnaît tous les droits commence par imposer au monde entier tous les devoirs, sans oublier les sanctions qui correspondront à tout manquement.
Là est la vraie folie de l'individualisme révolutionnaire, qu'il soit politique, social ou moral. Il est impossible qu'un animal aussi sensible, aussi triste, aussi vulnérable que l'homme, une fois placé sur l'autel intérieur que lui érige la dogmatique libérale, ne se croie pas, neuf fois sur dix, le créancier de ses semblables et de l'univers, au lieu que le plus misérable est au contraire leur débiteur à l'infini!
Cette illusion de la créance sur la société ne peut être qu'encouragée par l'absurde métaphysique des Droits.
Précisions sur la nature de la loi
D'après une vénérable maxime, la loi se fait par l'opération du souverain (constitutione regis), par l'acceptation du sujet (consensu populi). Sans doute nos juristes traduisent mal ces mots. Es se figurent que consensu veut dire consentement exprès, ratification explicite, approbation formelle plus ou moins votée ou écrite.
Historiquement, politiquement, le génie humain est plus libre et plus expéditif ; son action s'embarrasse de moins de formalités et de paroles. Par consensus, il faut entendre l'adhésion de fait, tantôt bruyante comme l'acclamation qui suivait le sacre des rois, tantôt simple murmure approbatif dont Homère fait suivre la parole des chefs. EPEYTHY MISAN AXAIOI. Mais, dans l'immense majorité des cas, dans le cas dont on ne fait pas des historiettes, l'adhésion
consiste dans le fait de n'élever aucune contradiction importante, de comprendre, d'exécuter.
Aller dire : « Monsieur le Sujet, voici une loi qui vous obligera. La voulez vous bien ? Êtes vous sûr de la vouloir. ? Il nous faut votre signature », c'est proprement vouloir lui inspirer de dire « non », de discutailler à l'infini pour ne pas marcher. La haine du nouveau et l'esprit de contradiction sont assez forts dans l'homme pour qu'on ne mette pas le salut public à leur merci.
Mais il reste vrai que la loi doit être faite pour être obéie facilement. Une loi doit être acceptable. La loi n'est pas la loi lorsque son énoncé suffit pour provoquer les gens à l'enfreindre. Elle veut un assentiment, naturel,et prompt.
Le parti qui attaque une loi dont nul ne prend la défense peut avoir tort ou avoir raison, ce n'est pas la question : l'auteur d'une telle loi n'en aura pas moins commis la faute politique de ne pas attendre des conjonctures meilleures et des dispositions plus favorables de l'esprit public. Sa loi n'est qu'un décret d'état de siège qu'il devra soutenir les armes à la main, sans qu'il ait le droit de se plaindre ou de s'étonner.
L'esprit des lois modernes s'est éloigné de l'esprit des lois qui régissent les faits de la vie réelle, et ces faits réels, ne pouvant pas avoir souci du chiffon de papier qui les dénature ou de l'araignée qui tisse sa toile dans le cerveau législatif, ont continué à se développer suivant les poids, les mesures et les nombres dont ils sont composés.
On dit : « Mais le fait peut être le crime! le fait peut être la monstruosité ! le fait peut être l'erreur! »
Assurément : la politique et la morale réalistes ne donnent pas les faits nus et crus pour les types et les modèles de la vie. Mais elles recommandent deux points :
D'abord considérer les lois selon lesquelles les faits réels sont enchaînés, car si les faits peuvent être vicieux ou criminels, les lois du vice et du crime ne le sont pas ; l'ordre des causes et des effets qui préside aux réalités même mauvaises n'est pas mauvais le moins du monde, il est même excellent à connaître et à calculer, connaissance et calcul qui seuls permettent l'action.
Second point, l'action n'a chance d'être sérieuse et utile qu'à la condition de viser un but défini et juste. Il ne suffit pas d'avoir un « idéal » en tête ni de se faire une idée quelconque du « droit » et du « devoir » : ce moralisme, ce jurisme, cet idéalisme doivent être conformes à la vérité idéale, morale et juridique. En d'autres termes, il faut d'abord avoir raison.
Une idée fausse est une idée fausse. La vouloir imposer au monde sous prétexte que le monde doit être gouverné par les idées est une prétention absurde dont l'application sera forcément criminelle ou funeste. Les idées ne sont pas égales entre elles. Tous les droits prétendus ne sont pas valables. Et toutes les manières de régler les moeurs ne sont pas dignes de respect. L'erreur moderne vient de cette assimilation brutale des systèmes contraires rêvés par le cerveau humain. C'est une erreur commode, assurément, pour les orateurs et pour les plaideurs. Elle autorise ceux ci à soutenir toutes les causes. Elle permet à ceux là de contenter tous les auditoires. Mais les peuples qui s'y confient le paient.