V. — Napoléon

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Si l'on considère en Napoléon le législateur et le souverain, il faut saluer en lui un idéologue. Il figure l'homme de lettre couronné. Comme il s'en vante, lui qui disait : « Rousseau et moi 13 », ce membre de l'Institut continue la Révolution, et avec elle tout ce qu'a rêvé la littérature du XVIIIe siècle ; il le tourne en décrets, en articles de code. La Constitution de l'an VIII, le Concordat, l'Administration bureaucratique reflètent constamment les idées à la mode sur la fin de l'ancien régime. Mais, par un miracle de sens pratique dont il faut avouer le prix, Napoléon tira de ces rêveries sans solidité une apparence de réalités consistantes.

Assurément tous nos malheurs découlent de ces apparences menteuses ; elles n'ont pas cessé de contrarier les profondes nécessités de l'ordre réel. Cependant nos phases de tranquillité provisoire n'eurent point d'autres causes que l'accord très réel des fictions administratives avec les fictions littéraires qui agitaient et dévoyaient tous les cerveaux. De la rencontre de ces deux fictions, et de ces deux littératures, l'une officielle, l'autre privée, naissait le sentiment, précaire, mais réel, d'une harmonie ou d'une convenance relative.

Nos pères ont appelé ce sentiment celui de l'ordre. Ceux d'entre nous qui se sont demandé comme Lamartine : « Cet ordre est-il l'ordre ? » et qui ont dû répondre : « non », tiennent le rêveur prodigieux qui confectionna ce faux ordre pour le plus grand poète du romantisme français. Ils ajoutent : pour le dernier des hommes d'État nationaux. Ils placent Napoléon Ier vingt coudées au-dessus de Jean-Jacques et de Victor Hugo, mais plus de dix mille au-dessous de M. de Peyronet 14.

Il est vrai que Napoléon se présente sous un autre aspect, si, du génie civil, qui, en lui, fut tout poésie, on arrive à considérer le génie militaire. Rien de plus opposé à la mauvaise littérature politique et diplomatique que Napoléon chef d'armée. Rien de plus réaliste ni de plus positif ; rien de plus national. Comme les généraux de 1792, il réveille, il stimule le fond guerrier de la nation. Il aspire les éléments du composé français, les assemble, heurte leur masse contre l'étranger ; ainsi il les éprouve, les unit et les fond. Les nouvelles ressources du sentiment patriotique se révèlent, elles se concentrent et, servies par l'autorité supérieure du maître, opposent à l'idéologie des lettrés un système imprévu de forces violentes. De ce côté, Napoléon personnifie la réponse ironique et dure des militaires du XIXe siècle aux songes littéraires du XVIIIe.

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