Asservissement XVII. — Conditions de l'indépendance

Publié le

Non contentes, en effet, de vaincre l'Intelligence par la masse supérieure des richesses qu'elles procréent, les autres Forces industrielles ont dû songer à l'employer. C'est le fait de toutes les forces. Impossible de les rapprocher sans qu'elles cherchent à se soumettre et à s'asservir l'une l'autre.

Une sollicitation permanente s'établit donc, comme une garde, aux approches de l'écrivain, en vue de le contraindre à échanger un peu de son franc-parler contre de l'argent. Et l'écrivain ne manque pas d'y céder en quelque mesure, soit qu'il se borne à grever légèrement l'avenir par des engagements outrés, soit qu'il laisse fléchir son goût, ses opinions devant la puissance financière de son journal, de sa revue ou de sa librairie ; mais qu'il sacrifie les exigences et la fantaisie de son art ou qu'il aliène une parcelle de sa foi, l'orgueilleux qui se proposait de mettre le monde à ses pieds se trouve aussitôt prosterné aux pieds du monde. L'Argent vient de le traiter comme une valeur et de le payer ; mais il vient, lui, de négocier comme une valeur ce qui ne saurait se chiffrer en valeurs de cette nature. Il est donc en train de perdre sa raison d'être, le secret de sa force et de son pouvoir, qui consistent à n'être déterminé que par des considérations du seul ordre intellectuel. Sa pensée cessera d'être le pur miroir du monde et participera de ces simples échanges d'action et de passion, qui forment la vie du vulgaire. La seule liberté qui soit sera donc menacée en lui ; en lui, l'esprit humain court un grand risque d'être pris.

Il peut même lui arriver de se faire perdre par un fallacieux espoir de se délivrer ; les sommes qu'on lui offre ne sont-elles point le nerf de sa liberté ? Riche, il sera indépendant. Il ne voit pas que ce qu'il nomme la richesse sera toujours senti par lui, en comparaison avec le milieu, comme étroite indigence et dure pauvreté. Il peut être conduit, par ce procédé, d'aliénation en aliénation nouvelle, à l'entière vente de soi.

L'indépendance littéraire n'est bien réalisée, si l'on y réfléchit, que dans le type extrême du grand seigneur placé par la naissance ou par un coup de fortune au-dessus des influences et du besoin (un La Rochefoucauld, un Lavoisier, si l'on veut), et dans le type correspondant du gueux soutenu de pain noir, désaltéré d'eau pure, couchant sur un grabat, chien comme Diogène ou ange comme saint François, mais trop occupé de son rêve, et se répétant trop son unum necessarium pour entrevoir qu'il manque des commodités de la vie. Pour des raisons diverses, ils sont libres, étant sans besoins, tous les deux. Ils ne connaissent aucune autre joie profonde. Pour ceux-là, les seuls dans le vrai, écrire est peut-être un métier. Ce ne sera jamais une profession.

Ces âmes vraiment affranchies comprennent assez mal ce qu'on veut entendre par les mots de traité, de marché ou de convention en littérature. Qu'on échange un livre contre de l'or, la commune mesure qui préside à ce troc n'apparaît guère à leur jugement. Elles ont, une fois pour toutes, distingué de la vie pratique l'existence spéculative, celle-ci à son point parfait.

Belles vies, qui sont menacées de plus en plus ! Moins encore par cette faiblesse des caractères qu'on ne saurait être étonné de trouver chez des hommes qui font profession de rêver, que par la souple activité des industriels qui battent leur monnaie avec du talent. Du moment que l'Intelligence est devenue un capital et qu'on peut l'exploiter avec beaucoup de fruit, des races d'hommes devaient naître pour lui faire la chasse, car on y a le plus magnifique intérêt.

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article