Chapitre LII

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Chapitre LII Continuation du précédent. Qu'il faut attacher les hommes d'autrefois à la monarchie nouvelle. Eloge de cette monarchie. Conclusion

Depuis la restauration, quelques hommes de bonne foi, dupes des intérêts révolutionnaires, se sont efforcés de convertir les hommes d'aujourd'hui à l'ancienne royauté : c'est le contre-pied du vrai système. Ce sont les hommes d'autrefois qu'il faut réconcilier avec les nouvelles institutions.

Je conviens que nos malheurs ont pu faire naître contre le gouvernement représentatif des préjugés fort légitimes. Mais si l'ancien régime ne peut se rétablir, comme je crois l'avoir rigoureusement démontré dans les Réflexions politiques , que voudrait-on mettre à sa place ? Et d'ailleurs cet ancien régime, tout admirable qu'il pouvait être, n'avait-il pas eu, comme l'ordre des choses actuel, ses temps de crise et de détresse ? Nos vieillards, se rappelant les jours sereins qui ont précédé nos tempêtes, peuvent croire qu'un calme aussi parfait était uniquement dû à la bonne constitution de l'ancien gouvernement ; mais si nous pouvions interroger nos pères qui vivaient du temps de la Ligue, nous les entendrions peut-être accuser ce gouvernement aujourd'hui l'objet de nos regrets. Tout peut devenir cause de crimes, les principes les meilleurs, les plus saints établissements ; les hommes conserveraient peu de chose s'ils rejetaient toutes les institutions qui ont été le prétexte ou le résultat de leurs malheurs.

La monarchie représentative peut n'être pas parfaite, mais elle a des avantages incontestables. Y a-t-il guerre au dehors, agitation au dedans, elle se change en une espèce de dictature par la suspension de certaines lois. Une chambre est-elle factieuse, elle est arrêtée par l'autre, ou dissoute par le roi. Le temps fait-il monter sur le trône un prince ennemi de la liberté publique, les chambres préviennent l'invasion de la tyrannie. Quel gouvernement peut imposer des taxes plus pesantes, lever un plus grand nombre de soldats ? Les lettres et les arts fleurissent particulièrement sous cette monarchie : qu'un roi meure dans un empire despotique, les travaux qu'il a commencés sont interrompus. Avec des chambres toujours vivantes, sans cesse renouvelées, rien n'est jamais abandonné. Elles ressemblent sous ce rapport à ces grands corps religieux et littéraires qui ne mouraient point, et qui amenaient à terme les immenses ouvrages que des particuliers n'auraient jamais pu entreprendre, encore moins perfectionner et finir.

Chaque homme trouve sa place naturelle dans cette sorte de gouvernement, qui emploie nécessairement les talents et les lumières, qui sait se servir de tous les rangs comme de tous les âges.

En France, autrefois, que devenaient la plupart des hommes lorsqu'ils avaient atteint l'âge destiné à recueillir les fruits que la jeunesse a promis [Cic., de Senect . (N.d.A.)] ? Que leur restait-il à faire dans la plénitude de leurs ans, alors qu'ils jouissaient de toutes les facultés de leur esprit ? A charge aux autres et à eux-mêmes, dépouillés de ces passions qui animent la jeunesse, ou de ces avantages qui la font rechercher, ils vieillissaient dans une garnison, dans un tribunal, dans les antichambres de la cour, dans les sociétés de Paris, dans le coin d'un vieux château, oisifs par état, soufferts plutôt que désirés, n'ayant pour toute occupation que l'historiette de la ville, la séance académique, le succès de la pièce nouvelle, et pour les grands jours la chute d'un ministre. Tout cela était bien peu digne d'un homme. N'était-il pas assez dur de ne servir à rien dans l'âge où l'on est propre à tout ? Aujourd'hui les mâles occupations qui remplissaient l'existence d'un Romain, et qui rendent la carrière d'un Anglais si belle, s'offriront à nous de toutes parts. Nous ne perdrons plus le milieu et la fin de notre vie ; nous serons des hommes quand nous aurons cessé d'être jeunes gens. Nous nous consolerons de n'avoir plus les illusions du premier âge, en cherchant à devenir des citoyens illustres : on n'a rien à craindre du temps quand on peut être rajeuni par la gloire.

Telles sont les considérations qu'il est à propos de présenter aux hommes de probité et de vertu, qui, déjà repoussés par votre ingratitude et vos faux systèmes, n'auraient encore pour nos institutions nouvelles que de l'éloignement et du dégoût. Hâtons-nous de les appeler à notre secours. On a fait tant d'avances pour gagner des gens suspects ! faisons quelques efforts pour environner le trône de serviteurs fidèles. C'est à ceux-ci qu'il appartient de diriger les affaires : ils rendront meilleur tout ce qui leur sera confié ; les autres gâtent tout ce qu'ils touchent. Qu'on ne mette plus les honnêtes gens dans la dépendance des hommes qui les ont opprimés, mais qu'on donne les bons pour guides aux méchants : c'est l'ordre de la morale et de la justice. Confiez donc les premières places de l'Etat aux véritables amis de la monarchie légitime. Vous en faut-il un si grand nombre pour sauver la France ? Je n'en demande que sept par département : un évêque, un commandant, un préfet, un procureur du roi, un président de la cour prévôtale, un commandant de gendarmerie, et un commandant de gardes nationales. Que ces sept hommes-là soient à Dieu et au roi, je réponds du reste.

Mais il ne faut pas qu'un ministère entrave, retienne, paralyse, tracasse, tourmente, persécute et destitue ces sept hommes ; qu'il leur donne tort en toute occasion contre les malveillants et les conspirateurs. Aussi, point de ministres et de chefs de direction suspects, ou dans le système des intérêts moraux révolutionnaires. Que les premiers administrateurs ne persécutent personne ; qu'ils soient doux, indulgents, tolérants, humains ; qu'ils ne souffrent aucune réaction ; qu'ils embrassent franchement la Charte, et respectent toutes nos libertés. Mais qu'en même temps ils aient l'horreur des méchants ; qu'ils donnent la préférence à la vertu sur le vice ; qu'ils ne fassent pas consister l'impartialité à placer ici un honnête homme et là un homme pervers ; qu'ils favorisent toutes les lois justes ; qu'ils appuient hautement et ouvertement la religion ; qu'ils soient dévoués au roi et à la famille royale, jusqu'à la mort, s'il le faut, et la France sortira de ses ruines.

Quant à ces hommes capables, mais dont l'esprit est faussé par la révolution, à ces hommes qui ne peuvent comprendre que le trône de saint Louis a besoin d'être soutenu par l'autel et environné des vieilles moeurs, comme des vieilles traditions de la monarchie, qu'ils aillent cultiver leur champ. La France pourra les rappeler, quand leurs talents, lassés d'être inutiles, seront sincèrement convertis à la religion et à la légitimité.

Pour ce qui est du troupeau des administrateurs subalternes, il serait insensé de les juger avec rigueur : donnez-leur des chefs fidèles, des gardiens sûrs et vigilants, et vous n'aurez rien à craindre ; d'ailleurs le temps des épurations est passé.

Dans le mouvement à donner aux affaires, consultez le génie des Français ; que l'administration soit économe sans être mesquine qu'elle soit surtout ferme, surveillante et animée.

" Sire, disais-je au roi dans mon Rapport fait à Gand , éviter les excès de Buonaparte, ne pas trop multiplier, à son exemple, les actes administratifs, était une pensée sage et utile. Cependant, depuis vingt-cinq ans les Français s'étaient accoutumés au gouvernement le plus actif que l'on ait jamais vu chez un peuple : les ministres écrivaient sans cesse ; des ordres partaient de toutes parts ; chacun attendait toujours quelque chose ; le spectacle, l'acteur, le spectateur, changeaient à tous les moments. Quelques personnes semblent donc croire qu'après un pareil mouvement, détendre trop subitement les ressorts serait dangereux. C'est, disent-elles, laisser des loisirs à la malveillance, nourrir les dégoûts, exciter des comparaisons inutiles. L'administrateur secondaire, accoutumé à être conduit dans les choses même les plus communes, ne sait plus ce qu'il doit faire, quel parti prendre. Peut-être serait-il bon, dans un pays comme la France, si longtemps enchanté par les triomphes militaires, d'administrer vivement dans le sens des institutions civiles et politiques, de s'occuper ostensiblement des manufactures, du commerce, de l'agriculture, des lettres et des arts. De grands travaux commandés, de grandes récompenses promises, des prix, des distinctions éclatantes accordées aux talents, des concours publics, donneraient une autre tendance aux moeurs, une autre direction aux esprits. Le génie du prince, particulièrement formé par le règne des arts, répandrait sur eux un éclat immortel. Certains de trouver dans leur roi le meilleur juge, le politique le plus habile, l'homme d'Etat le plus instruit, les Français ne craindraient plus d'embrasser une nouvelle carrière. Les triomphes de la paix leur feraient oublier les succès de la guerre ; ils croiraient n'avoir rien perdu en changeant laurier pour laurier, gloire pour gloire. "

Les sessions des chambres doivent être courtes, mais rapprochées. Que les projets de loi soient préparés d'avance avec soin. On apprendra un jour à les resserrer comme en Angleterre. C'est un vice capital de notre législation que les articles innombrables de nos projets de loi : ils amènent de force des discussions interminables et des amendements sans fin. Quand les chambres ne seront plus contrariées, loin d'entraver, elles accroîtront la force et l'action du gouvernement.

Je ne poursuivrai pas plus loin les développements de mon système. J'ai déjà signalé les principes les plus utiles dans les premiers chapitres de cet écrit. Il me resterait encore beaucoup de choses à indiquer touchant l'éducation, les lettres et les arts ; mais il faut finir, et me borner aux grandes lignes politiques.

Je me résume en quelques mots.

La religion, base du nouvel édifice, la Charte et les honnêtes gens, les choses politiques de la révolution, et non les hommes politiques de la révolution : voilà tout mon système.

Le contraire de ce système est précisément ce que l'on a adopté. On a toujours voulu les hommes beaucoup plus que les choses. On a gouverné pour les intérêts, nullement pour les principes. On a cru que l'oeuvre et le chef-d'oeuvre de la restauration consistait à conserver chacun à la place qu'il occupait. Cette stérile et timide idée a tout perdu : car les principaux auteurs de nos troubles ayant des intérêts opposés aux intérêts de la monarchie légitime, ne pouvant d'ailleurs que détruire, et étant inhabiles à fonder, la restauration n'a point marché, et la France a été replongée dans l'abîme.

On se rassure vainement sur l'excellent esprit de la garde et de l'armée, sur la bonne composition de la gendarmerie : ce sont deux grandes choses sans doute, mais elles ne suffisent pas. Le système des intérêts révolutionnaires aurait bientôt détruit ce bel ouvrage. Partout où il s'insinue, il empoisonne, gâte et corrompt tout. Il détériore le bien, arrête les choses le plus heureusement commencées, persécute les hommes fidèles, les force à se retirer, décourage le zèle, favorise les malveillants ; et il triompherait tôt ou tard de la monarchie légitime.

Dans mon plan, le succès de cette monarchie est assuré ; mais je sais qu'il faut du courage pour le suivre. Il est plus facile d'attaquer les choses qui se taisent que les hommes qui crient. Il est plus aisé de renverser une Charte qui ne se défend pas que des intérêts personnels qui font une vive résistance. Je n'en suis pas moins persuadé qu'il n'y a de salut que dans la vérité politique que j'expose ici. Si les uns croyaient que l'on peut revenir à toutes les anciennes institutions ; si les autres pensaient qu'on ne doit gouverner la France qu'avec les mains qui l'ont déchirée, ce serait de part et d'autre la méprise la plus funeste. La France veut les intérêts politiques et matériels créés par le temps et consacrés désormais par la Charte ; mais elle ne veut plus ni les principes ni les hommes qui ont causé nos malheurs. Hors de là tout est illusion, et l'administration qui ne sentira pas cette vérité tombera dans des fautes irréparables.

Ma tâche est remplie. Je n'ai jamais écrit un ouvrage qui m'ait tant coûté. Souvent la plume m'est tombée des mains ; et dans des moments de découragement et de faiblesse, j'ai quelquefois été tenté de jeter le manuscrit au feu. Quel que soit le succès de cet ouvrage, je le compterai au moins au nombre des bonnes actions de ma vie. Fais ce que tu dois, arrive ce que pourra . Pour avertir la France, qui me paraît en péril, pour la réveiller au bord de l'abîme, il m'a fallu ne rien calculer. J'ai été obligé de tout dire, de heurter de front bien des hommes, de froisser une multitude d'intérêts. J'ai cru voir le salut de la patrie, comme je le disais à la chambre des pairs, dans l'union des anciennes moeurs et des formes politiques actuelles, du bon sens de nos pères et des lumières du siècle, de la vieille gloire de Du Guesclin et de la nouvelle gloire de Moreau ; enfin dans l'alliance de la religion et de la liberté fondée sur les lois : si c'est là une chimère, les coeurs nobles ne me la reprocheront pas.

Post-scriptum

La chambre des députés est dissoute. Cela ne m'étonne point ; c'est le système des intérêts révolutionnaires qui marche : je n'ai donc rien à changer à cet écrit. J'avais prévu le dénouement, et je l'ai plusieurs fois annoncé. Cette mesure ministérielle sauvera, dit-on, la monarchie légitime. Dissoudre la seule assemblée qui depuis 1789 ait manifesté des sentiments purement royalistes, c'est, à mon avis, une étrange manière de sauver la monarchie !

On a vu, aux chap. IV, V et VI de la Ière partie la doctrine constitutionnelle sur les ordonnances dans la monarchie représentative. Sous l'ancien régime une ordonnance du roi était une loi, et personne n'avait le droit de la discuter. Dans notre nouvelle constitution, une ordonnance n'est forcément qu'une mesure des ministres : tout citoyen a donc le droit de l'examiner ; et ce qui est un droit pour chaque citoyen est un devoir pour les pairs et pour les députés. Si une ordonnance mettait la France en péril, les chambres pourraient en accuser les ministres. Ceux-ci sont donc les véritables auteurs de ces ordonnances, puisqu'ils peuvent être poursuivis pour ces ordonnances.

Je vais donc, conformément à la raison et aux principes constitutionnels, examiner sans scrupule l'ordonnance du 5 septembre.

D'abord il eût été mieux de ne faire précéder cette ordonnance par aucun considérant. Le roi dissout la chambre, parce qu'il en a le droit , parce qu'il le veut. Souverain maître et seigneur, il ne doit compte de ses raisons à personne : quand il parle seul, tout doit obéir avec joie dans un profond et respectueux silence. On court aux élections parce qu'il l'ordonne ; et quand il dit à ses sujets : Je veux , la loi même a parlé. Mais les ministres ayant donné des motifs dans le considérant ; la chose change de nature. Il faut toujours respecter, adorer la volonté royale ; hésiter un moment à s'y soumettre serait un crime. Le roi ne peut vouloir que notre bien, ne peut ordonner que notre bien ; mais les motifs ministériels sont livrés à nos disputes.

Les ministres rappellent ces sages paroles de l'admirable discours du roi à l'ouverture de la dernière session : " Aucun de nous ne doit oublier qu'auprès de l'avantage d'améliorer est le danger d'innover. "

Il peut paraître d'abord un peu singulier que les ministres aient cité cette phrase, car sur qui le reproche d'innovation tombe-t-il ? Ce n'est pas sur la chambre, qui n'a rien innové : c'est donc sur l'ordonnance du 13 juillet 1815, qui avait changé quelques articles de la Charte. C'est donc une querelle d'ordonnance à ordonnance, de ministère à ministère.

Les ministres, qui ont lu le discours du roi (puisqu'ils en citent une phrase dans l'ordonnance du 5 septembre), n'ont-ils point lu dans ce même discours ce passage, si remarquable : " Messieurs, c'est pour donner plus de poids à vos délibérations, c'est pour en recueillir moi-même plus de lumières que j'ai créé de nouveaux pairs, et que le nombre des députés des départements a été augmenté ? "

Puisqu'ils ont également oublié le considérant de l'ordonnance du 13 juillet 1815, je vais le leur remettre sous les yeux.

" Nous avions annoncé que notre intention était de proposer aux chambres une loi qui réglât les élections des députés des départements. Notre projet était de modifier, conformément à la leçon de l'expérience et au voeu bien connu de la nation, plusieurs articles de la Charte touchant les conditions d'éligibilité, le nombre des députés et quelques autres dispositions relatives à la formation de la chambre, à l'initiative des lois et au mode de ses délibérations.

" Le malheur des temps ayant interrompu la session des deux chambres, nous avons pensé que maintenant le nombre des députés des départements se trouvait, par diverses causes, beaucoup trop réduit pour que la nation fût suffisamment représentée ; qu'il importait surtout dans de telles circonstances que la représentation nationale fût nombreuse, que ses pouvoirs fussent renouvelés, qu'ils émanassent plus directement des collèges électoraux ; qu'enfin les élections servissent comme d'expression à l'opinion actuelle de nos peuples.

" Nous nous sommes donc déterminé à dissoudre la chambre des députés et à en convoquer sans délai une nouvelle ; mais le mode des élections n'ayant pu être réglé par une loi, non plus que les modifications à faire à la Charte, nous avons pensé qu'il était de notre justice de faire jouir dès à présent la nation des avantages qu'elle doit recueillir d'une représentation plus nombreuse et moins restreinte dans les conditions d'éligibilité ; mais voulant cependant que dans aucun cas aucune modification à la Charte ne puisse devenir définitive que d'après les formes constitutionnelles, les dispositions de la présente ordonnance seront le premier objet des délibérations des chambres. Le pouvoir législatif, dans son ensemble, statuera sur la loi des élections, sur les changements à faire à la Charte dans cette partie, changements dont nous ne prenons ici l'initiative que dans les points les plus indispensables et les plus urgents, en nous imposant même l'obligation de nous rapprocher, autant que possible, de la Charte et des formes précédemment en usage. "

Que de choses dans les motifs de cette ordonnance ! Les ministres qui l'ont faite disent : Qu'il faut modifier plusieurs articles de la Charte conformément à la leçon de l'expérience et au voeu bien connu de la nation ; ils assurent que le nombre des députés des départements se trouve, par diverses causes, beaucoup trop réduit pour que la nation soit suffisamment représentée ; ils, prétendent qu'il est important que la représentation nationale soit nombreuse ; que les élections servent comme d'expression à l'opinion de la France . Enfin, insistant sur le même principe, ils déclarent que bien que le mode des élections n'eut pu encore être réglé par une loi, il était de la justice de faire jouir dès à présent la nation des avantages qu'elle doit recueillir d'une représentation plus nombreuse et moins restreinte dans les conditions de l'éligibilité.

Tout cela était vrai il y a à peine un an : ce n'est donc plus vrai aujourd'hui ? Le voeu bien connu de la nation a donc changé ? La leçon de l'expérience et le voeu bien connu de la nation demandaient alors la révision de quelques articles de la Charte ; et à présent les ministres nous disent que les voeux et les besoins des Français sont pour conserver intacte la Charte constitutionnelle ! Il fallait au moins changer les mots. Que penser lorsqu'on voit des hommes qui avaient applaudi avec transport à la première ordonnance, applaudir avec fureur à la seconde ? On s'est donc trompé, lorsqu'on a cru que le nombre des députés des départements était beaucoup trop réduit ?

La nation, composée de vingt-quatre millions d'habitants, sera donc suffisamment représentée par deux cent soixante députés ? Les départements de la Lozère, des Hautes et Basses-Alpes, par exemple, qui n'auront qu'un seul député à la chambre, seront-ils pleinement satisfaits ? Si nous changeons de ministres tous les ans, aurons-nous d'année en année un nouveau mode d'élections ? Qui m'assure que les ministres de l'année prochaine ne trouveront pas encore la représentation de cette année trop nombreuse ? Une centaine de leurs commis (toujours légalement assemblés) ne leur paraîtront-ils pas former une chambre plus convenable et plus dans les intérêts de la France ? On s'en tiendra désormais à la Charte, me dira-t-on : Dieu le veuille ! c'est tout ce que je demande. Mais je ne suis pas du tout tranquille. En vertu de l'article 14 de la Charte, qui donne au roi le pouvoir de faire les règlements et ordonnances nécessaires pour l'exécution des lois et la sûreté de l'Etat , les ministres ne pourront-ils pas voir la sûreté de l'Etat partout où ils verront le triomphe de leurs systèmes ? Il y a tant de constitutionnels qui veulent gouverner aujourd'hui avec des ordonnances, qu'il est possible qu'un beau matin toute la Charte soit confisquée au profit de l'article 14.

Il est dur de voir toujours remettre en question le sort de notre malheureuse patrie : on joue encore notre destinée sur une carte ; on frappe le crédit public, que toute secousse alarme et resserre. On donne à nos institutions une instabilité effrayante, et par la contradiction des ordonnances on compromettrait la majesté du trône, si le sceptre n'était aux mains d'un de ces rois qui d'un seul regard rétablissent l'ordre autour d'eux, et dont le caractère est la sagesse, le calme et la dignité même.

Que sortira-t-il de ces élections où les passions peuvent être émues, où les partis vont se trouver en présence ? Fatale prévoyance ! Je disais à la chambre des pairs, au sujet de la loi des élections, dans la séance du 3 avril : " Une ordonnance, messieurs, a pu suffire au commencement de la présente session, parce qu'il y avait force majeure , parce que les événements commandaient ces mesures extraordinaires que l'article 14 de la Charte autorise dans les temps de dangers. Mais aujourd'hui, quelle nécessité si violente justifierait un pareil coup d'Etat ?... Vous sentez-vous assez de courage, messieurs, pour prendre sur votre responsabilité tout ce qui peut arriver dans l'intervalle d'une session à l'autre, dans le cas où vous repousseriez la loi d'élection ? Ah ! si, par une fatalité inexplicable, les collèges, de nouveau convoqués, allaient nommer des députés dangereux pour la France, quels reproches ne vous feriez-vous point ? Pourriez-vous entendre le cri de douleur de votre patrie ? Pourriez-vous ne pas craindre le jugement de la postérité ? "

Ce discours, que je tenais aux pairs de France, je l'adresse aujourd'hui aux ministres ; qu'ils voient la consternation des honnêtes gens, le triomphe des révolutionnaires, et je les fais juges eux-mêmes de ce qu'ils ont fait. Si une fille sanglante de la Convention allait sortir des collèges électoraux, ne regretteraient-ils point cette chambre, qui a pu contrarier leurs systèmes, mais où se rencontrait l'élite des vrais Français, où se trouvaient des hommes qui, en partageant jadis l'exil du roi, avaient retenu quelque chose des vertus de leur maître ? Les ministres apprendraient alors à leurs dépens, et malheureusement à ceux de la France, que leurs prétendus amis sont moins faciles à conduire que leurs prétendus ennemis : ils verraient s'il est plus commode d'avoir affaire à une assemblée d'ambitieux révolutionnaires qu'à une chambre dont le roi regardait les députés comme introuvables , comme un bienfait de la Providence.

Et si les révolutionnaires ne dominent pas tout à fait dans la nouvelle chambre, les ministres n'ont-ils point à craindre qu'une assemblée divisée en deux partis violents ne présente à l'Europe le spectacle et ne promette les résultats d'une diète de Pologne ?

Vous la dissoudrez encore : quoi ! tous les mois de nouvelles élections !

Enfin, si la nouvelle chambre n'est composée que d'hommes nuls et passifs, incapables, si l'on veut, de faire le mal, mais incapables aussi de l'arrêter ; si cette chambre devenait l'instrument aveugle de la faction qui pousse à l'illégitimité, je demande encore ce que deviendrait notre malheureuse patrie.

Quels motifs impérieux ont donc pu porter les ministres à avoir recours à la prérogative royale ? Quel avantage peut balancer les inconvénients de toutes les sortes que présente dans ce moment la convocation des collèges électoraux ? Voici la grande raison pour laquelle ont met encore la France en loterie : le parti qui entraîne la France à sa perte veut, par-dessus tout, la vente des bois du clergé : il la veut, non comme un bon système de finance, mais comme une bonne mesure révolutionnaire ; non pour payer les alliés, mais pour consacrer la révolution : et comme il savait bien que la chambre des députés n'eût jamais consenti à cette vente, il a profité de l'humeur et des fausses terreurs du ministère pour lui persuader, très mal à propos, que son existence était incompatible avec celle de la chambre. On a craint encore que cette chambre n'éclairât le roi sur la véritable opinion de la France. Enfin, je l'ai déjà dit, le parti n'a jamais pu pardonner aux députés d'avoir démêlé ses projets et frappé dans les régicides les princes de la révolution.

Cependant, que les bons Français ne perdent point courage ; qu'ils ne se retirent point ; qu'ils se présentent en foule aux élections. Ils auront sans doute à vaincre bien des obstacles ; il leur faudra lutter contre la puissance d'un parti qui, ne daignant même pas prendre la peine de dissimuler ses intentions, les manifeste par des choix d'hommes, des actes publics et des coups d'autorité. Mais, encore une fois, que les bons Français se soutiennent les uns les autres, qu'ils ne soient point abattus, si l'on crée autour d'eux une défaveur momentanée, une opinion factice. S'ils lisent dans les journaux de grands articles à la louange de la dissolution de la chambre, qu'ils se rappellent que la presse n'est pas libre, qu'elle est entre les mains des ministres, que ce sont les ministres qui ont fait dissoudre la chambre et qui font les journaux. S'ils remarquent la hausse des fonds, qu'ils sachent que le jour où l'ordonnance du 5 fut publiée, on fit faire un mouvement à la Bourse. Un agioteur osa s'écrier : " Les brigands ne reviendront plus ! " Il parlait des députés. Ce n'est pas à des Français que je prêcherai le désintéressement. Je ne leur dirai rien des places que l'on pourra leur promettre. Mais qu'ils se mettent en garde contre une séduction à laquelle il nous est si difficile d'échapper ! On leur parlera du roi, de sa volonté, comme on en parlait aux chambres. Les entrailles françaises seront émues, les larmes viendront aux yeux ; au nom du roi on ôtera son chapeau, on prendra le billet présenté par une main ennemie, et on le mettra dans l'urne. Défiez-vous du piège. N'écoutez point ces hommes qui dans leur langage seront plus royalistes que vous : sauvez le roi ! quand même .

Et que veut d'ailleurs le roi ? S'il était permis de pénétrer dans les secrets de sa haute sagesse, ne pourrait-on pas présumer qu'en laissant constitutionnellement toute liberté d'action et d'opinion à ses ministres responsables , il a porté ses regards plus loin qu'eux ? On a souvent admiré, dans les affaires les plus difficiles, la perspicacité de sa vue et la profondeur de ses pensées. Il a peut-être jugé que la France satisfaite lui renverrait ces mêmes députés dont il était si satisfait ; que l'on aurait une chambre nouvelle aussi royaliste que la dernière, bien que convoquée sur d'autres principes, et qu'alors il n'y aurait plus moyen de nier la véritable opinion de la France.

Voilà ce que j'avais à dire à mes concitoyens, à ceux qui pourraient ignorer ce qui se passe et laisser surprendre leur foi. Je ne fais point porter cet écrit par des messagers secrets ; je le publie à la face du soleil. Je n'ai aucune puissance pour favoriser mes intrigues , hors celle que je tire de ma conscience et de mon amour pour mon roi. Grâce à Dieu, je n'ai encore manqué aucune occasion quand il s'est agi du sang ou des intérêts de mes maîtres.

Français, si ma voix ne vous est point étrangère, si je vous fis quelquefois entendre les accents de la religion et de l'honneur, écoutez-moi : présentez-vous aux élections. Le salut ou la perte de votre pays sont peut-être attachés aux choix que vous allez faire. Ne nommez que des hommes dont la vertu, la fidélité et les sentiments français vous soient connus. Qu'ils viennent alors, ces députés chers à la patrie ; qu'ils viennent mettre au pied du trône leur respect, leur dévouement et leur amour, et que, donnant à la fois tous les exemples, ils disent aux ministres, dans un esprit de paix, de modération et de concorde : " Nous n'avons point été, nous ne sommes point, nous ne serons point vos ennemis ; mais renoncez à des systèmes qui perdront le roi et la France ! "

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